Sociologie

 Conférence de Clara Lévy

 

 

 

 

 

 

 

« Physionomistes et clients »

 Une analyse des rapports sociaux à l’entrée des boîtes de nuit



avec la participation de Carl de Canada

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Audrey Bouaziz

Hind Meddeb

Alexis Descollonges

 

 

 

 

 

« La nuit a ses sectes, ses réseaux, ses tribus. Des rituels comportementaux, des codes linguistiques hermétiques, des conventions vestimentaires, des manières d’être coiffé, voire des ornements du corps comme le piercing et les tatouages, qui rappellent les labrets des Bororo et les peintures faciales des Caduveo, marquent la distance irrémédiable avec ceux, plus vieux, qui ne sauraient être affranchis.

La nuit est donc un moment où s’affirme l’émergence d’une sorte d’élite. Des groupes leaders vont s’affirmer comme détenteurs de ce pouvoir niché au cœur de la nuit, celui de définir ce qui est tendance, ce qui constitue l’avant-garde. On comprend que cette forme de distinction, au sens de Pierre Bourdieu, ne puisse s’accommoder d’aucun compromis avec l’inévitable diffusion des formes et des comportements. L’élite nocturne n’a de cesse de fuir le commun et abandonne les hauts lieux de la nuit dès que leur fréquentation banalisée en dévalue la valeur symbolique. » [1]

Introduction

 

 

 

Notre étude porte sur les rapports sociaux qu’entretiennent les différents acteurs de l’espace géographique étroit que constitue l’entrée des boîtes de nuit. Par « entrée », nous entendons celle située à l’extérieur de l’établissement, c’est à dire la parcelle de trottoir sur laquelle se côtoient les prétendants à l’entrée dans l’établissement : les clients potentiels, et les titulaires du pouvoir de décision : les physionomistes, portiers ou videurs.

Le choix de cet objet d’étude résulte de quatre  constats. Le premier concerne le rôle des physionomistes. Ils sont en effet des personnages emblématiques d’un espace de sociabilité à part entière qu’est le monde de la nuit. Ils jouent le rôle d’interface entre l’extérieur et l’intérieur de l’établissement de nuit. C’est par ailleurs un personnage énigmatique (très peu de sources d’information sur le métier, personnages de l’ombre au sens où ils sont peu médiatisés et parfois même, dissimulés au regard du client). Les contours de la profession sont assez flous (Y-a t’il une différence de fonction entre videur, portier ou physionomiste d’une boite de nuit ? Ou bien est-ce les différentes appellations d’une même fonction ?). Enfin, le personnage du « physio » fait l’objet d’un certain nombre de préjugés qu’il sera intéressant d’exposer.

Le second constat est relatif à l’espace géographique choisi. Il nous est apparu intéressant de l’étudier en tant que lieu de cristallisation des rapports sociaux. En effet, c’est à la fois un passage obligé pour la plupart des clients des boites de nuit et donc un espace de rencontre et de discussion, dans l’attente partagée du verdict du physionomiste. Mais c’est également un lieu où l’apparence extérieure et le regard d’autrui occupent une place déterminante. Cet espace fonctionne en quelque sorte comme un amplificateur des codes sociaux et des lignes de partage entre classes dans la mesure où une hiérarchie s’établit par l’intermédiaire de la sélection par le physionomiste. Notre rôle = analyser la mise en scène des rapports sociaux dans cet espace.

Le troisième constat concerne les rapports de force, les discriminations existant à l’entrée des boîtes de nuit. Les campagnes de « testing » lancée par l’association SOS Racisme ont mis en lumière l’existence de critères de sélection raciaux, instaurés par certaines boites de nuit et relayés sur le terrain par les physionomistes. Notre étude ne vise pas à vérifier l’existence de ces comportements discriminatoires dans les lieux choisis, ni à les expliquer, mais à rechercher de quelle manière ils sont ressentis parmi les acteurs.

 

Nous avons observé qu’il existe des hiérarchies entre les clients. Dans les établissements les plus sélectifs, on distingue deux files, la file « normale » et celle des VIP et de la « guest list ». Cette file est celle des privilégiés qui n’attendent pas pour entrer, qui ont la sympathie naturelle du physionomiste et qui n’ont aucun contact avec les « autres ». On peut la comparer à la file de la classe affaires ou première classe dans les avions. C’est de ce côté que l’on trouve les « habitués », ceux qui ont une ou plusieurs bouteilles réservées à leur nom et leur table attitrée. Cette hiérarchie continue à l’intérieur de la boîte avec un second physionomiste à l’intérieur : celui qui régit l’accès au carré VIP (La Reine), voire même une salle à part « réservée » aux habitués et invités de marque, comme  c’est le cas au « Hammam » ou au « Circus ». Ainsi les boîtes de nuit construisent leur image de prestige parce qu’elle sont avant d’être un territoire festif, un lieu fermé, difficile d’accès et qui contient plusieurs délimitations, d’abord à l’extérieur mais également à l’intérieur. Les rapports sociaux y sont-ils aussi rigides que dans jour ? Nous établirons des comparaisons avec des études sociologiques qui traitent de la violence symbolique qui régit les rapports sociaux dans d’autres espaces-types[2]. Nous verrons alors si les notions de violence symbolique et de domination ont la même signification dans l’espace des loisirs que représentent les boîtes de nuit et dans des espaces quotidiens classiques : dans un restaurant, au bureau, dans le métro… Pour ce faire, nous nous appuierons sur des études de sociologie urbaine.[3]

Nous analyserons le refus du physionomiste au client selon une double perspective : que représente-t-il socialement pour le client ? Comment est-il vécu par le physionomiste ?

La boîte de nuit est-elle un lieu qui réussit grâce à sa dimension festive à produire une certaine mixité sociale en favorisant des rencontres improbables au quotidien ? Ou bien cet espace est-il au contraire reproducteur d’une certaine homogénéité sociale soigneusement protégée ?

Compte tenu de ces différents constats, notre étude s’est fixée pour objectif d’analyser quel type de relation peut naître de cette omniprésence du paraître et des rapports de force inhérents à l’espace étudié.

Dans une première partie, nous étudierons le rôle des physionomistes, leur perception du processus de sélection ainsi que les critères utilisés.

Dans un deuxième temps, nous verrons quels sont les différents groupes de clients en présence et quelles relations ils entretiennent entre eux. De leurs rapports, nous déduirons une analyse théorique des faits sociaux observés, les concept de violence symbolique et de capital symbolique sont essentiels pour comprendre ce qui se joue. En effet, comment la violence symbolique est-elle exercée par les habitués sur les intrus ? Quels sont les enjeux ? Les uns cherchent à conserver leur capital symbolique tandis que les autres voudraient l’augmenter. Enfin, nous verrons le pouvoir des croyances collectives sur les individus puisqu’elles engendrent une soumission inconsciente des acteurs à toutes les règles édictées par les institutions nocturnes.

Enfin, dans une dernière partie, nous analyserons les fonctionnalités de la sélection dans son ensemble, sans se limiter à un groupe d’acteurs.

 

Les méthodes utilisées sont de deux types :

 

Nous avons tout d’abord procédé à des observations. Pour cela, nous nous sommes postés, à l’entrée des boîtes de nuit mais également autour des carrés VIP, au contact de la clientèle. Nous avons également observé le travail des physionomistes, en nous plaçant du « bon côté » de la barrière et en dialoguant avec eux.

Nous avons par ailleurs effectué des entretiens semi-directifs auprès de trois catégories de personnes :

-       des physionomistes

-       des organisateurs de soirées ou patrons d’établissement de nuit

-       des « nightclubbers », habitués de la nuit 

 

Pour ce travail d’enquête nous nous sommes concentrés sur trois lieux, ceux dans lesquels les physionomistes interviewés travaillent actuellement : la « Maison bleue », le « Paradise » et le « Brasilia ». Toutefois, les observations qui ont servies de matériau à cette étude ont également été effectuées dans d’autres établissements.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


I. LE ROLE DU PHYSIONOMISTE

 

A. L’ image de l’établissement

 

1.    Un rôle d’accueil

 

Poster devant l’établissement de nuit, le physionomiste a comme fonction première d’accueillir les clients. Il est la première personne de la boîte de nuit avec qui les clients sont en contact. Il représente l’image de l’établissement. Notre étude révèle que la fonction d’accueil, peu présente à l’esprit des clients, est en revanche primordiale aux yeux des physionomistes, des dirigeants d’établissements de nuit ou des organisateurs de soirées.

Comme l’explique Vincent Dubois dans La vie au guichet [4] – son étude des rapports sociaux au guichet de deux caisses d’allocations familiales – le métier de l’accueil, qui ne nécessite pas de formation particulière, est généralement difficile à définir pour les personnes extérieures comme par exemple, les autres salariés de l’entreprise. De la même façon, le physionomiste exerce un travail qui ne s’apprend pas et auquel il est rarement prédestiné. Les parcours de Miron et Mehdi le confirment. Ils sont tous les deux arrivés très jeunes dans le monde de la nuit et sont devenus physionomistes un peu « par hasard », grâce à des connaissances, ou des amitiés. Pour l’un et l’autre, il s’agit de leur premier poste de « résident », malgré des expériences dans ce milieu. Ils ont donc eu accès à ce poste seulement après une période de « probation »: « Plutôt que de faire appel à une boîte de sécurité et comme il y avait une confiance mutuelle, il a fait appel à moi » (Miron) ; « Claude m’a proposé de venir bosser au Paradise. » (Mehdi).

Les physionomistes ont spontanément évoqué cette fonction d’accueil lors des entretiens bien qu’aucune des questions ne les y invite. Pour Mehdi, qui appartient à une génération antérieure à celle de Miron, cette fonction d’accueil semble particulièrement centrale (le terme d’accueil revient plusieurs fois dans l’entretien). Il considère l’établissement comme sa propre maison (« chez Mehdi » ; « c’est comme ma maison ici » ; « on s’embrasse, c’est hyper convivial »), et cela malgré le fait qu’il insiste, parallèlement, sur l’importance qu’occupe dans sa vie, sa véritable maison, sa femme et ses enfants. Miron, en revanche, insiste moins sur cette dimension familiale de l’accueil. Cela tient probablement aux liens qu’il entretient avec le directeur de l’établissement. En effet, il s’identifie plus à un employé dans la mesure où il a déjà travaillé pour cette personne dans un cadre moins indépendant, en tant que chauffeur. Miron semble plus conscient de son rôle subordonné, de représentation. Bien que son discours révèle une personnalisation de sa fonction, lorsqu’il rapporte des propos de clients l’appelant par son prénom, il ne va pas aussi loin que Mehdi: « les gens viennent spécialement pour me voir car ils savent que je serai là ». Miron fait preuve d’une certaine lucidité. Il explique qu’un client peut se montrer très amical avec lui un soir et ne pas lui dire bonjour le lendemain dans la rue.

Dans un établissement comme le « Brasilia », l’accueil occupe une importance toute particulière. Mais Rose admet toutefois que la sélection est indispensable : [en parlant de la physionomiste] « elle était très belle, très sympa, tout le monde adorait être accueilli par elle mais elle n’avait pas ce côté filtrage. Or, le problème qui, je pense, est aussi celui de pleins de lieux, c’est qu’il y a des moments où on est débordés. »

Le sourire, fréquemment évoqué par Mehdi au cours de l’entretien, relève également de cette rhétorique de l’accueil. Cependant, nos observations auprès de Miron et Mehdi ont révélés qu’il est en fait réservé aux clients habitués et aux amis. En effet, dans le cadre professionnel, contrairement à celui de l’entretien, les physionomistes se sont montrés peu souriants et même volontairement austères. A ce titre, Erving Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne, évoque la « façade sociale » que l’acteur se sent contraint de maintenir tant elle devient « une représentation collective » [5]. Le physionomiste se donne une apparence dure, afin d’impressionner les candidats à l’entrée en boîte, mais plus encore dans le but de maintenir l’image que l’on se fait d’eux : « une façade sociale donnée tend à s’institutionnaliser en fonction des attentes stéréotypées et abstraites qu’elle détermine ».

Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que Mehdi cite Marilyn, connue pour sa dureté vis-à-vis des clients, lorsqu’on lui demande qu’est ce qu’un bon physio : « Marilyn. Elle était très carré. Très dure, voire méchante mais c’est un bon physio »

Cependant, notre étude révèle que la fonction d’accueil du physionomiste est minorée, voire niée, par les autres acteurs du monde la nuit. En même temps, ces derniers peinent à leur trouver une fonction alternative. Sébastien, par exemple, se contredit sur sa perception du rôle des physionomistes. Il commence par dire que « le physio a un rôle dominant » en tant que « dernière barrière de la boîte de nuit » et poursuit un peu plus loin en disant: « Pour moi, le physio c’est de la poudre aux yeux, c'est-à-dire, c’est la boîte qui se donne un genre ». De même, Bruno reconnaît l’importance du physionomiste tout en insistant, avant le début de l’entretien, sur la présélection qui s’exerce en amont.

Pour les acteurs sociaux, la fonction du physionomiste paraît donc assez floue, voire artificiel. Par ailleurs, le regard de Saïd sur ce rôle est intéressant. Pour lui, les physios des établissements ultra sélectifs sont surtout là pour repérer où est l’argent : « dans les boîtes huppées, le physio n’est pas chargé de reconnaître les gens. Il regarde seulement deux choses. 1° les chaussures : il faut qu’elles soient de grande marque : Weston ou Berlutti,  2° le poignet : il faut que la montre coûte très cher (Breitling …) tout ce qui importe dans ce genre d’établissement, c’est l’argent ». Enfin, si l’accueil a une réelle signification dans certains établissements, nous avons pu constaté que ce n’était pas le cas dans la majorité des lieux visités. Tous ces éléments vont en fait pousser le physionomiste vers la recherche de la distinction, et de la valorisation de son travail.

 

2.    Distinction et valorisation du physionomiste

 

Le physionomiste cherche en effet à se distinguer du reste du personnel présent à l’entrée. Cette distinction passe d’abord par la tenue vestimentaire. Tout comme les clients, le physionomiste est conscient du poids de l’apparence dans le rôle qu’il a à jouer chaque soir : il véhicule l’image de l’établissement : « c’est bien quand t’es physio d’avoir un petit côté excentrique. Tu dois être la personne qui doit être vue […] Tu es l’image de la boîte ».

Ensuite, cette distinction apparaît dans les termes utilisés pour définir les fonctions de chacun. En effet, dans l’esprit des physionomistes, la distinction entre physio et portier, ou videur, est évidente. Les physionomistes appliquent d’ailleurs volontiers au portier le stéréotype du « gros bras » dont le rôle se limite à intervenir en cas d’altercation avec un client : lors de notre observation au « Paradise », Mehdi plaisantera avec nous en nous montrant la stature imposante du portier avec qui il travaille. En outre, les physionomistes insistent sur le rapport hiérarchique entre physionomiste et portier ; ils sont ceux qui donnent des consignes aux agents de sécurité. Toutefois, il convient de souligner, qu’une fois en présence des portiers, Mehdi insistera sur le travail d’équipe, la bonne entente, suggérant une égalité entre tous les acteurs qui travaillent à l’entrée.

            En ce qui concerne la valorisation du métier, elle passe par l’affirmation d’une responsabilité du physionomiste. Nos entretiens ont révélés que les physionomistes se considéraient comme entièrement responsables du bon déroulement de la soirée : il faut choisir les bonnes personnes, celles qui dépensent de l’argent, celles qui mettent de l’ambiance, éviter celles qui peuvent causer des problèmes et ce choix repose tout entier sur les épaules du physionomiste. Du fait de sa liberté de choix (Mehdi : « J’ai carte blanche pour le choix de la clientèle »), le physionomiste assume la responsabilité de celui-ci. Comme pour asseoir cette idée, la crédibiliser, Mehdi et Miron évoquent leur patron, à qui ils doivent rendre des comptes. Mehdi cite son employeur : « Qui es-ce que tu as laissé entrer Mehdi ? », après qu’un client ait causé des problèmes à l’intérieur de la boîte ; de même, lorsque Miron explique que son patron lui reprocherait de faire entrer des personnes qui ne correspondent pas à la clientèle de l’établissement : « Si je lui dit, à la "Maison bleue", je te fais une soirée avec des gens du 93, il ne va pas être d’accord ».

La valorisation passe aussi par l’attitude du physionomiste vis-à-vis des clients. Lors de notre observation aux côtés de Miron, nous avons constaté qu’il s’efforçait de paraître très occupé, même lorsque la file d’attente devant le boîte de nuit était de taille moyenne. Il laissait volontairement attendre certains clients, ne répondait pas à tout le monde, effectuait un va et vient constant entre les deux files d’attente et semblait parfois faire semblant de ne pas voir certaines personnes. Cette mise en scène correspond au phénomène de « réalisation dramatique » décrit par Goffman : « Il y a des statuts qui conviennent à la dramatisation, puisque certaines des actions qui contribuent de façon essentielle à l’accomplissement de la tâche requise par ce statut constituent en même temps des instruments de communication remarquablement adaptés, qui permettent à l’acteur d’exprimer avec éclat les qualités et les attributs qu’il revendique. Les rôles de boxeur, de chirurgien, de violoniste et d’agent de police en sont des exemples. Ces activités permettent une expression de soi si théâtrale que certains de leurs praticiens exemplaires deviennent célèbres et sont amenés à occuper une place toute particulière dans la mythologie entretenue à des fins commerciales.[6] »

Mais cette mise en scène ne doit pas faire oublier que la responsabilité des physionomistes est réelle. La dirigeante d’établissement de nuit que nous avons interviewé nous confirme le caractère « sensible » de ce poste. Par ailleurs, le pouvoir de décision du physionomiste en fait un personnage particulièrement exposé.

 

3.    Un poste sensible

 

Au Brasilia, Rose explique que la réussite de la soirée dépend entièrement de l’alchimie réalisée à l’entrée. Il faut des gens qui correspondent vraiment au style de l’établissement, c’est pourquoi elle considère que c’est vraiment un « poste sensible ». Je ne peux pas laisser quelqu’un sans expérience s’occuper de l’entrée donc quand la personne est malade, c’est moi qui m’en occupe » « l’idéal en fait, ce serait que ce soit moi qui soit à la porte. Le succès de notre premier restaurant, c’est aussi parce que c’était moi qui faisait l’accueil au départ. Il faut faire comme si on faisait un fête chez soi… Mais bon, ce n’est pas possible, j’ai trop de choses à faire pour pouvoir m’occuper de cela ».  

Mais la mise en scène et la valorisation du travail effectué à la porte s’expliquent aussi par la difficulté du métier de physionomiste. Celle-ci ne doit pas être sous-estimée, notamment au regard de la détresse de Mehdi, qui lors de notre entretien s’est brusquement mis à pleurer après nous avoir expliqué son rythme de vie : il dort très peu (3 heures par nuit) pour pouvoir rester connecté avec le « milieu du jour » et s’occuper de ses enfants. Il ne sort jamais : « je n’ai pas le temps pour eux  (les clients) » ; « je décline toutes les invitations ». Parallèlement, Miron, qui est beaucoup plus jeune que Mehdi, adopte une hygiène de vie assez stricte : il fait beaucoup de sport et ne sort quasiment pas en dehors de son travail.

De plus, les physionomistes sont la cible principale des personnes qui sont refoulés à l’entrée. Comme l’explique Miron « Physio, tu peux être le mec le plus adoré du monde comme tu peux être le plus grand fils de…qui puisse exister. C’est toujours pareil, à partir du moment où tu prends l’initiative de dire non, ben voilà, t’es l’ennemi public numéro 1 ». A ce titre, ils peuvent être victimes de violences verbales, mais il leur arrive aussi d’être menacés : « Des gens qui te menacent […] bien sûr, il y en a souvent » (Miron) ; « c’était les deux personnes que je refusais tout le temps avec un flingue à la main pour me mettre un coup de pression. » (Mehdi).

La difficulté du travail peut expliquer la façade dure que les gens adoptent à l’entrée. Pour Rose, « on ne doit pas faire physio trop longtemps car à un moment donné, on prend un masque, on se ferme et ce n’est pas bon. »

 

Par ailleurs, il est tout à fait intéressant de noter, qu’en s’intéressant au rôle du physionomiste, nous nous somme aperçus que la place de la physionomie comme capacité à reconnaître les personnes est désormais réduite à sa portion congrue. En effet, cette qualité n’a pas été mentionnée spontanément par les physionomistes lors de l’entretien, malgré le fait qu’ils expliquaient toujours en détail leur façon de travailler. Lorsque nous avons demandé à Miron s’il était physionomiste, il nous a répondu qu’il était « assez ». L’anecdote qu’il a raconté est tout à fait révélatrice de l’évolution du rôle des physionomistes : un client, reconnu alors qu’il n’était venu qu’une fois à la « Maison bleue » plusieurs mois auparavant, était sidéré quand Miron lui indiqua que l’ami qui l’accompagnait à l’époque était là ce soir. Brice, quant à lui a trouvé la question tellement incongrue qu’il n’en a pas saisi le sens tout de suite : « Comment ça ? Est-ce que je reconnais les gens ? […] En général, oui j’espère (rires) » La quasi disparition de la physionomie comme qualité indispensable du physio s’explique en fait par l’évolution de son rôle. Aujourd’hui, le physionomiste n’est plus chargé de reconnaître les gens mais d’effectuer une sélection. La sélection n’est pas une fin en soi comme l’explique Brice mais elle est une conséquence inévitable d’une part, de l’affluence, d’autre part, des impératifs de sécurité et surtout, d’ « un autre critère qui est peu plus discutable et un plus subjectif, effectivement c’est un peu l’image et ce que tu veux faire de l’endroit, l’endroit tel qu’il est tel qu’il est représenté et essayer de maintenir quand même un certain niveau, je dirais aussi bien culturel que social mais pas dans un sens sélectif social, maintenir une fête telle que tu as envie de la faire. »

 

 

B.    La perception du processus de sélection par les physionomistes

 

Le processus de sélection peut être vécu de manière différenciée en fonction du physionomiste. Devant une foule de personne, Miron éprouve un réel plaisir à piocher quelques « élus ». Mehdi en revanche vit beaucoup plus difficilement le refus à l’entrée. Ces différences de perception relèvent bien entendu de l’histoire et de la personnalité de chacun des acteurs, cependant notre étude a permis de montrer que ce processus de sélection se caractérise toujours par une « domination symbolique » (Bourdieu) et un paradoxe lié à l’origine sociale des physionomistes interrogés.

 

1.    Un pouvoir de sélection « grisant »

 

De l’aveu de Miron et de Bruno - qui a remplacé occasionnellement le physionomiste du « Croissant » - le processus de sélection des clients a quelque chose de grisant : « T’as une espèce de petit pouvoir. Ça peut très vite devenir grisant. Il faut s’autorappeler à l’ordre en permanence » (Bruno) ; « Quand tu as 150, 200 personnes devant la porte, tu as une montée d’adrénaline, tu es sollicité, t’es content […] C’est un grand kif […] C’est un régal » (Miron). Rose qui dirige un établissement pourtant moins sélectif que le « Paradise », la « Maison bleue » ou le « Croissant » confirme également cette idée. Elle explique que les physios peuvent facilement « prendre le melon ». Dès lors, la sélection devient moins objective, l’humeur du physio peut prendre le pas sur la recherche d’une bonne alchimie.

Dans Raisons pratiques, Pierre Bourdieu décrit le fonctionnement de la « domination symbolique » : « les actes de domination symbolique […] s’exercent avec la complicité objective des dominés dans la mesure où pour qu’une telle forme de domination s’instaure, il faut que le dominé applique aux actes du dominant (et à tout son être) des structures de perception qui soient les mêmes que celles que le dominant emploie pour produire ces actes.[7] » D’après nos observations, ce mécanisme s’applique aux rapports entre physionomistes et clients des boîtes de nuit. En effet, le sentiment de pouvoir éprouvé par le physionomistes lors de la sélection n’est possible que dans la mesure où il y a reconnaissance de ce pouvoir par les clients. Concrètement, cette reconnaissance passe par la célébrité du physionomiste : lors de nos observations, deux clients reconnaissent Miron alors qu’il travaille exceptionnellement dans un autre établissement : « Regardes, c’est le physio de la Maison bleue » Lors de notre entretien avec Miron, il nous confirme cette célébrité : « Physio, c’est extra. Quand tu sors, c’est « ah, regardes, lui c’est le physio de… », « viens, prends une bouteille ». »

Lors de nos observations au Brasilia, Brice qui travaille habituellement à l’entrée, était très peu présent. Il est sorti quelques minutes et a expliqué qu’il évitait de sortir car étant immédiatement reconnu par les clients, il ne pouvait pas être tranquille. Effectivement, des personnes l’interpellent, lui font signe pour être reconnus et entrer en priorité.

Cette reconnaissance passe également par la volonté des clients de lier amitié avec le physionomiste. Même s’il s’agit d’une démarche intéressée de la part des clients qui souhaitent le plus souvent s’assurer de rentrer facilement la prochaine fois, cette attitude conforte le rapport de domination qui s’établit à l’entrée.

Mais, ce rapport de domination et ce sentiment de pouvoir prend un relief particulier au regard du décalage entre l’origine sociale des physionomistes et celle des clients qu’il reçoivent.

 

2. Le paradoxe lié à l’origine sociale des physionomistes

 

Bien que nous ne disposions pas d’informations très précises sur l’origine sociale des physionomistes interrogés, nous pouvons sans risque évoquer un décalage entre eux et les clients des établissements dans lesquels ils travaillent. En effet, notre étude porte sur l’entrée d’établissements très sélectifs de Paris, comme le « Paradise » ou la « Maison bleue », situés dans le 8ème arrondissement et dont le prix de l’entrée et des consommations constituent une barrière importante (ex). De plus, nos observations et nos entretiens nous ont permis de situer socialement les clients de ces établissements (voitures de luxe, vêtements de grande marque etc.). Dès lors, il nous a semblé intéressant de souligner l’inversion des rapports sociaux par rapport à ceux qui prévalent dans la vie quotidienne. La liberté du physio dans le choix de la clientèle est certes limitée par les consignes de son patron et la liste des invités auquel il ne peut déroger, mais les physio restent quotidiennement confrontés au refus de clients fortunés. Contrairement aux autres personnes qui travaillent dans la boîte de nuit : barman, serveurs, vestiaire... qui sont dans une logique de service et doivent se contenter de servir les clients, le physionomiste doit certes accueillir, mais surtout sélectionner la clientèle. Comme le dit Bruno en utilisant des termes forts qui témoignent de la violence symbolique du refus, le physio a un « droit de vie ou de mort » sur le client.

Mais cette inversion des polarités demeurent très superficielle comme on peut aisément le deviner. En effet, les physio interrogés travaillent dans des établissements très sélectifs et sont au contact de cette clientèle « haut de gamme », pour reprendre les termes de Miron, mais ils ne pénètrent jamais réellement dans cet univers. Mehdi parle de ses « amis » clients qu’il croise depuis des années mais ses propos soulignent le décalage entre la vie de ces clients, déconnectés de la réalité et des difficultés du quotidien, qui sortent depuis des années, toujours accompagnés par de jeunes et jolies filles, et dépensent beaucoup d’argent. De même, lorsque Miron parle de ses « connaissances » et du fait que ces personnes lui font régulièrement des propositions la nuit et peuvent avoir une attitude très différente le jour. 

Nous venons de voir que le processus de sélection peut devenir grisant pour le physionomiste et qu’il y a un décalage entre l’origine sociale du physionomiste et celle des clients qu’il est amené à refuser. Peut on en conclure que le processus de sélection prend la forme d’une revanche sociale ? Aucun indice dans les entretiens et les observations menés ne permet de soutenir cette thèse. En revanche, l’origine sociale des physionomistes peut les pousser à s’identifier aux personnes d’un niveau social équivalent au leur et qui sont souvent les premières victimes de la discrimination à l’entrée des boîtes de nuit sélectives de Paris.

La souffrance de Mehdi lorsqu’ils refusent des clients est tout à fait révélatrice de cette identification. Pour lui, le refus est d’autant plus difficile à assumer qu’ils touchent des jeunes garçons issus, comme lui, de l’immigration : « c’est très dur de refuser les gens. Chaque fois que je refuse quelqu’un c’est une souffrance, vraiment, ça me faut de la peine. Je préfèrerais ne pas le faire. »

Les propos de Miron sont plus ambigus car il semble approuver la sélection, bien qu’elle touche principalement des jeunes auxquels il pourrait facilement s’identifier : « Si je lui dit à la « Maison bleue », je te fais une soirée avec que des gens du 93, il ne va pas être d’accord. C’est beaucoup des préjugés mais je suis d’accord avec certains. […] On ne peut pas vivre avec cette mixité. Aujourd’hui, c’est comme si tu me disais, je vais garer ma Ferrari dans le 93, c’est pas possible. » D’un autre côté, lorsqu’il participe lui-même à l’organisation d’une soirée, il choisit un lieu moins élitiste et la clientèle qu’il laisse entrer est beaucoup plus diversifiée. Enfin, sa façon d’évoquer les jeunes de banlieue qui se présentent à sa porte avec une certaine dérision laisse penser qu’il se sent relativement proche d’eux.

            Nous avons vu que le processus de sélection occupe une place primordiale et qu’il se caractérise par un certain paradoxe mais à ce stade, nous ne savons pas encore quels sont les critères qui président à cette sélection. Il s’agit d’un point crucial car c’est autour de ces critères que se cristallisent les comportements des acteurs, qu’une mise en scène se crée. Pourtant, ces critères sont souvent difficiles à formuler. Outre la censure morale, le politiquement correct, qui peuvent facilement s’instaurer en ce domaine, les physionomistes ont du mal à expliciter les critères tant ils sont intégrés par ces derniers, et acceptés par les clients, comme nous le verrons par le suite.

 

C.    Des critères de sélection difficiles à expliciter

 

1.    Le rôle de l’instinct

 

Tous les physionomistes interrogés mentionnent le rôle de l’instinct dans la sélection :

« C’est plutôt intuitif, une énergie. » (Mehdi) ; « C’est vraiment une question de feeling » (Miron) ; « ça se fait au feeling » (Brice). Ces termes coupent cours à toute explicitation de critères précis. Pour les physionomistes, ce « feeling » suffit à évaluer les personnes qui se présentent à l’entrée : « En dix secondes, j’arrive à savoir qui est la personne » (Mehdi). L’instinct peut être complété par l’expérience. C’est le cas de Brice qui a appris à cerner les gens en travaillant dans les bistrots : « Voir un peu comment les gens se comportent déjà à un comptoir, cela permet de savoir déjà un petit peu avant quand on les voit à la porte comment ils risquent de se comporter à l’intérieur ». par ailleurs, ils admettent rarement pouvoir de tromper sur leurs intuitions : « je ne me trompe jamais » (Mehdi) ; « dans le jus, je ne me trompe jamais car tu as le choix » (Miron).

Dans La vie au guichet, Vincent Dubois décrit parfaitement ce rôle de l’instinct : « Le coup d’œil de la sociologie spontanée : telle est la principale ressource qui permet aux agents d’accueil leur ajustement instantané et « naturel » au public. Interrogés sur la manière dont ils s’adaptent, ils sont souvent bien en peine de répondre, tant ces ressources en matière de connaissance du social sont profondément incorporées voire – comme pour les stéréotypes raciaux - indicibles. »

Mais si les réponses à la question des critères sélection s’avèrent imprécises, il est toutefois possible de reconstruire certains de ces critères a posteriori grâce à nos observations et aux propos tenus par les acteurs sociaux au cours des entretiens lorsque la question de la sélection était abordée de manière plus indirecte.

 

2.    La reconstruction des critères a posteriori

 

Sans énumérer les critères de sélection, les physionomistes laissent filtrer certaines informations qui convergent toutes vers la même conclusion : c’est le look des clients qui constitue le principal critère de sélection à l’entrée. Dans Paris Mosaïque, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot parlent de « cooptation par le look »[8]. Pour eux, « l’entrée dans les clubs est filtrée par des physionomistes qui ne s’attardent pas au port ou non de la cravate, mais au « look », à ces éléments de l’apparence qui révèlent votre inscription dans l’espace de la nuit. »

Même lorsque la cooptation par le look est niée pas les acteurs sociaux, nos observations révèlent qu’elle existe. Ainsi, Mehdi affirme lors de l’entretien que « ce n’est pas une histoire de look » ; pourtant, lors de nos observations, il reconnaît être attentif aux vêtements des clients. Il prononce le fameux terme « fashion » et va jusqu’à citer un modèle précis de basket comme étant une de ses références. De même, au Brasilia où le look semble être un critère moins important au premier abord, car des styles vestimentaires très variés se marient à l’intérieur, la « règle de la cravate » n’en est pas moins appliquée avec rigueur. En effet, les hommes sont invités à ôter leur cravate en arrivant et tout récalcitrant se voit refuser à l’entrée. Le but étant de « correspondre » au style de l’établissement qui se caractérise par un esprit de fête et une certaine décontraction. Saïd raconte une anecdote intervenue quelques jours plus tôt : un couple, leur fille et son fiancé viennent pour fêter l’anniversaire de la jeune fille au Brasilia. Le père s’offusque quand on lui demande d’enlever sa cravate, refuse de le faire et finit par partir laissant sa fille et son fiancé dîner en tête à tête. Enfin, Miron se contredit lors de l’entretien. Il commence par nier l’existence de critères puis lorsque nous lui demandons si le fait d’être « fashion » est un critère de sélection, il essaie de relativiser : « Oui mais ça veut dire quoi être « fashion » ? […] Des choses peuvent être « fashion » à un moment donné et plus après. » ; enfin, il reconnaît son importance : « il faut correspondre à un style, soi-disant « fashion ». »

En fait, si les physionomistes ont du mal à identifier un critère même d’ordre général comme le look, c’est parce que c’est un ensemble de choses qui leur permet de forger leur opinion. Les vêtements ont bien sûr une importance cruciale mais le visage, le corps de la personne comptent énormément : « " On est jugé sur pièce […]. Si votre look et votre tête conviennent, alléluia." Sinon, il ne vous reste plus qu’à aller voir ailleurs.[9] »

 

3.    Le poids de la beauté

 

L’apparence physique joue un rôle fondamental dans les rapports sociaux à l’entrée des boîtes de nuit. Si l’appréciation du look, l’agressivité supposée, ou le statut social sont difficiles à apprécier, la beauté est un critère relativement stable, universel et sur lequel tout le monde peut adopter un point de vue comme l’explique Jean-François Amadieu dans Le poids des apparences : « Le pays dans lequel nous vivons et le groupe social qui est le nôtre nous transmettent des critères pour distinguer le beau et le laid […]. Ces critères sont déposés en nous dès le plus jeune âge de sorte que le sentiment que nous éprouvons à l’égard de telle ou telle personne prend une force particulière. »

Notre étude confirme ce privilège de la beauté à l’entrée de boîtes de nuit : « L’idéal, c’est quelqu’un entre 25 et 35 ans. Il faut prendre les beaux. Il faut prendre ceux qui arrivent en Ferrari.» (Miron) ; « Il faut des gens beaux » (Bruno) ; « Marilyn disait « ici, on accepte que les beaux et les belles » (Mehdi). Même au Brasilia, où les critères de sélection sont beaucoup plus « souples », Rose, la patronne avoue qu’« il ne faut pas être hypocrite : quelqu’un qui est vraiment beau, on ne va jamais le refuser »

 

 

            Le physionomiste joue un rôle crucial dans les établissements sélectifs car le fonctionnement de ces lieux reposent sur le choix de la clientèle. Le rôle d’accueil et de représentation de l’établissement est le plus souvent secondaire. Ce primat de la sélection crée inévitablement des tensions à l’entrée des boîtes de nuit ; dès lors, le physionomiste joue un rôle de catalyseur du mécontentement, ce qui l’expose à la violence.


II.  TYPOLOGIE ET StratégieS DES clients

 

 

A.    Typologie des clients

 

Qui sont les clients qui entrent dans les boites de nuit sélectives ? Appartiennent-ils au même milieu social ? Les critères de sélection, on l’a vu précédemment restent généralement assez flous, le physionomiste travaille instinctivement. Les clients eux-mêmes avouent que c’est une question d’énergie : « Oui, c’est souvent injuste. Un jour je vais pouvoir entrer dans une boîte et un autre jour je vais peut être pas y rentrer. Souvent c’est… Je sais pas je pense que si on a la bonne énergie, on va arriver, ou si on lâche pas l’affaire, des fois faut persister jusqu’à temps qu’il lâche. »

Pourtant, une sélection s’opère et finalement, lorsque l’on pénètre les lieux, une impression d’ensemble se dégage : à la « Maison bleue », la salle est remplie de gens beaux et bien habillés qui boivent du champagne.

Mais ce résultat est difficile à obtenir. Certains lieux qui se définissent comme sélectifs n’ont pas réussi à tenir le pari : la dégradation de la clientèle du « Hammam » a été remarquée par l’ensemble des personnes que nous avons interrogées et confirmée par nos observations sur place. Certains patrons comme les Ghetti sont très critiqués par leurs employés parce qu’ils font passer le gain avant la sélection. Les témoignages de Miron (le physio de la Maison bleue) et de Mehdi (le physio du Paradise) montrent que « pour faire du chiffre » leurs patrons de l’époque ont sacrifié la sélection pour « remplir » la boîte et avoir un nombre assez important de consommateurs lambda.

Miron a travaillé au « Rose Marie » pendant un an, la boite de strip tease de luxe tenue par les Ghetti : « Les patrons du Rose-Marie, les Ghetti, ont une philosophie de la nuit qui ne me convient pas. Ils traitent les gens comme du bétail. Tous les gens qui travaillent avec eux, le pensent. Mais qui ne critique pas son employeur ? Mais pour travailler avec eux, il faut avoir les épaules très larges, même en béton armé. Tu peux pas travailler avec seulement 4 agents de sécurité dans un endroit comme le « Rose Marie ». Il y a une volonté de faire des économies, mais c’est pas raisonnable. » Sébastien, un ancien habitué du « Hammam » fait la même critique : « Oui au début, c’était prenant d’aller dans des endroits select, aujourd’hui j’ai 29 ans, mais qd t’as 18-20 ans, c’est qd même très excitant d’aller dans ces endroits, dans les boîtes de pédé ultra select et au « Hammam » aussi, à une époque rentrer aux « Hammam », c’était vraiment le « all of fame », le « all of glory », t’arrivais, tu rentrais au « Hammam », c’était… C’était une époque où on pouvait croiser Robert De Niro, aujourd’hui on n’y voit plus que les gens du loft, des fausses célébrités. A l’époque y avait un clubbing de fous, aujourd’hui c’est terminé. » A propos de l’évolution de la clientèle au « Hammam », l’analyse des Pinson dans leur ouvrage Paris Mosaïque est parfaitement juste : « L’élite nocturne n’a de cesse de fuir le commun et abandonne les hauts lieux de la nuit dès que leur fréquentation banalisée en dévalue la valeur symbolique. »[10] 

Physionomistes et clients s’accordent à dire qu’il est très difficile de maintenir une sélection pointue, de plus en plus, des éléments économiques entrent en jeu et font que pour remplir la boîte, les patrons ne peuvent pas se contenter de laisser entrer « le haut du panier », soit les beaux, les belles, les riches, les originaux… Les lieux festifs, même s’ils sont sélectifs, connaissent une forme de porosité sociale. Comme nous allons le voir dans cette typologie élaborée à partir de nos observations sur le terrain, des entretiens spontanés (non transcrits) et des entretiens que nous avons enregistrés, les profils en présence constituent une palette contrastée.

« Aucune institution, aussi contraignante soit-elle, ne peut obliger à ce que les usages institutionnellement prescrits soient effectivement réalisés, ni empêcher que des usages non prévus se déploient. »[11] En observant les différents types de clients, on se rend compte que l’institution n’a pas les moyens de tout contrôler : certaines personnes, grâce aux stratégies qu’elles déploient, arrivent à forcer la porte de ces établissements alors qu’elles ne correspondent pas aux critères imposés par la boîte. Nous verrons que les clients se construisent un personnage, qu’ils sont continuellement en représentation dans ce type de contexte et qu’ils exagèrent toujours leur position sociale pour se donner une contenance. Dans les entretiens, nous verrons qu’ils se présentent sous leur meilleur jour. Nous avons travaillé à partir de l’analyse d’Erwing Goffman : « On appellera désormais façade la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs. La façade n’est autre que l’appareillage symbolique, utilisé habituellement par l’acteur, à dessein ou non, durant sa représentation. »[12] Nous resterons attentifs à cette mise en scène des acteurs par eux-mêmes, en essayant de comprendre les raisons qui motivent cette attitude et les éléments qui permettent de deviner à travers leurs gestes ce qu’ils ne nous disent pas.

 

Nous développerons notre analyse à partir de la typologie suivante :

 

1. Les habitués, ceux qui n’ont aucun doute et aucune angoisse lorsqu’ils se présentent à l’entrée :

-       stars et VIP 

-       les friqués : Sébastien, « les Saoudiens, les Libanais »

 

2.  Les intrus, ceux qui ne sont pas sûrs de rentrer :

-       marginaux ou originaux : Carl de Canada, Sophia

-       look neutre adapté aux attentes collectives : Patricio, Marco

 

 

1. Les habitués

 

Les habitués réservent leur table à l’avance, ils sont sur la guest list, connaissent l’organisateur de la soirée ou le patron de la boîte, font la bise au physionomiste en arrivant ; ils viennent tellement souvent qu’ils ont une ou plusieurs bouteilles en cours de consommation mises de côté à leur nom au bar. Sûr d’eux, ils connaissent les noms clefs qui leur ouvriront les portes, et surtout, leur visage est généralement connu du physionomiste. Ils portent tous les signes extérieurs d’appartenance à une classe sociale aisée : des vêtements griffés reconnaissables, les derniers modèles de sacs Dior, Chanel ou Givenchy avec le sigle apparent de la marque, des chaussures de marques équivalentes.

A partir des observations que nous avons effectuées à l’intérieur de la « Maison Bleue », du « Circus » et de la « Reine », à l’entrée, ainsi qu’aux alentours des carrés VIP à l’intérieur, nous sommes arrivés à la conclusion suivante : il s’agit d’une clientèle homogène, qui souhaite se montrer dans certains endroits. Le fait de pouvoir entrer sans problème dans ces lieux fermés leur offre une confirmation de leur statut social dans la vie quotidienne. Il s’agit, même dans un contexte festif et nocturne, de continuer à exercer une certaine forme de pouvoir.

Lorsqu’ils ressentent qu’une personne est extérieure au profil type, il la méprise spontanément. Ainsi, lors d’une observation participante, nous avons été confrontés à une agressivité latente : on vous signifie par des refus, des gestes ou des regards que vous n’êtes pas « à votre place » et que vous ne disposez pas des mêmes avantages.

Pour les habitués, la barrière est inexistante, ils ont conscience de leur pouvoir et sont convaincus d’être « à leur place », c’est pourquoi ils le signifient clairement au physionomiste à qui ils ne laissent pas le choix : « première technique c’est d’arriver comme moi avec mon regard à l’entrée sur le physio, il  même pas le choix de pas me laisser rentrer. C’est évident que je vais rentrer, de toute façon, c’est simple, je me suis jamais fait jeter d’une boîte (…) j’ai jamais eu de problème pour entrer, même dans une boîte de nuit célèbre à Monac’ ; je peux pas t’expliquer pourquoi, si si sûrement, je sais, c’est parce que je suis un mec qui présente bien, qui est bien sapé, qui a pas une gueule de racaille, ça aide vachement. Si, si c’est la vérité. J’ai le physique du mec de la boîte de la nuit, je suis désolé mais c’est la vérité. Même mal sapé, je rentrerai mieux qu’une caillera (racaille) en Armani, c’est toujours pareil c’est même pas vraiment une question de sapes. T’as même pas besoin de connaître des gens, en réalité pour entrer en boîte de nuit. Quand tu connais personne et que t’arrives, le premier truc, c’est vraiment uniquement physique. Il vaut mieux être grand, beau et blanc ou une nana mignonne qu’autre chose : que gros et laid, c’est vrai c’est ça, c’est exactement ça. Et puis après y a une question d’argent, tu le vois tout de suite à leurs sapes, à leur manière d’être, à leur manière de regarder le videur, tu vois tout de suite que dans la boîte, il vont laisser 10 000 balles sur la table. Les Libanais, les Saoudiens, ces gens-là, ils rentrent devant tout le monde. Les boîtes de nuit favorisent les gros clients. »[13] Il existe donc une discrimination esthétique et économique. Sébastien, que nous avons interrogé, a conscience de « l’effet de halo » qu’il produit lorsqu’il se présente devant le physionomiste. Dans Le poids des apparences, Jean-François Amadieu conceptualise « la prédiction créatrice » : « Non seulement l’apparence physique suscite des préjugés qui résistent aux faits objectifs, mais les individus se conforment souvent eux-mêmes à l’image qu’on se fait d’eux. »[14] Sebastien est conscient de l’image qu’il véhicule et il assume le rôle de beau jeune homme élégant, son comportement « sans gênes » confirme son statut. Il a même osé nous dire, sûr de lui : « C’’est parce que je suis un mec qui présente bien, qui est bien sapé, qui a pas une gueule de racaille, ça aide vachement. Si, si c’est la vérité. J’ai le physique du mec de la boîte de la nuit, je suis désolé mais c’est la vérité (…) Vous devriez mettre une photo de moi dans votre dossier, le mec idéal pour entrer en boite de nuit, blanc, blond, bien rasé, bien habillé, grand.  C’est vrai que l’habit, l’allure ça compte vachement, c’est ça qui joue avt tt et après c’est la race. »[15]

 

 

2. Les intrus : marginaux et looks adaptés

 

Quatre entretiens nous ont permis de caractériser cette partie de la clientèle : Carl de Canada, Sophia, Marco et Patricio. Ces derniers sont souvent perçus par les habitués comme des « intrus ». Parmi eux, il faut distinguer deux catégories :

 

-       les marginaux ou originaux qui ont une forte personnalité et osent transgresser les codes : Carl de Canada et Sophia

-       A la limite de la clientèle habituelle : Marco et Patricio qui font tout pour s’adapter au lieu en travaillant leur look et en déployant des stratégies classiques (venir avec des filles ou « persévérer »)

 

Carl de Canada et Sophia doivent leur entrée à leur look incongru et à leur insolence naturelle. Ils sont constamment dans la transgression des codes, ils jouent avec humour la carte du décalage pour débloquer les situations trop conventionnelles. Avec le physionomiste à l’entrée de la boîte de nuit ou à l’entrée des carrés VIP, ils se font remarquer et se distinguent de la « masse ». Ils font partie de ceux qui osent dire ce que tout le monde pense à voix basse. Sophia sait que si elle veut revenir dans ce type de lieu, il va falloir sympathiser avec certains habitués, qu’elle doit se faire remarquer par le physionomiste… La présence de ce type de personnage à l’intérieur de la boîte devient parfois même nécessaire, les organisateurs de la soirée savent qu’ils ont besoin de ce type de trouble-fête pour mettre l’ambiance et faire démarrer la soirée. Les « originaux » ont donc un rôle à jouer dans la boîte, ils ne sont faussement « hors cadre » et participent au décor et à l’atmosphère souhaitée. Comme les habitués naturellement admis dans le cercle, ils se distinguent grâce à un effet de halo : le tout est de se faire remarquer et d’avoir confiance en ses qualités : sens de la répartie, charme, beauté, look original.

Carl de Canada et Sophia sont d’accord sur un point, il faut se distinguer : « Le mieux, c’est de pouvoir se distinguer. Par exemple, t’as une soirée rose, bah t’arrives bien sapé avec le dress code de la soirée mais tu arrives avec un look un peu extravagant, un ou deux trucs rose : jamais tu restes dehors ! Mais ça, ça prend du temps. Il faut être Caméléon, s’adapter. Tu sors pas au Pulp[16] en cravate. Il faut montrer que t’es dans le truc, que t’es au courant de ce qu’il s’y passe. »[17] Sophia exprime à sa manière la même idée : « Je pense que moi déjà, je me sens plus à l’aise quand je suis bien habillée, et du coup je vais me permettre bun, de baratiner un peu des choses à la porte, utiliser peut être une petite remarque marrante ou pertinente, même des fois je pense en tant que fille on peut dire, « oh mais on n’a plus de sous », enfin des petites choses mais je pense que ça aide d’être habillée, de porter le manteau de fourrure (…) Et après baratiner, et être différente des autres je pense. Pas justement essayer d’être mielleuse, demander directement. »[18]

Finalement, les plus marginaux, ceux qui sont sensés transgresser les habitus, se conforment au mécanisme global, puisqu’ils acceptent l’exclusion par la sélection et se conforment au processus de distinction. Même chez ceux qui refusent à première vue de se plier aux règles, on observe une phase d’adaptation aux signes extérieurs d’appartenance à une classe « branchée » : « le manteau de fourrure » mentionnée par Sophia, « la veste en cuir » exhibée par Carl à son interviewer.

Là où le groupe des « marginaux » conserve sa particularité, c’est dans le domaine de la parole : ils ont de l’humour, mènent la conversation avec le physionomiste, vont vers les autres clients de la boîte. Ils ont une capacité incroyable à engager une conversation avec un inconnu, provoquant des situations inhabituelles, des rencontres improbables dans le contexte diurne. Mais il y a toujours une limite à ce processus : les clients « habitués » sont souvent méfiants, voire méprisants face à ce type de requêtes. Sophia avoue même être « soûlée » et « fatiguée » par ces rencontres où il faut faire des efforts pour deux : « Moi je pense que je peux un peu briser ça mais y a pas bcp d’autres personnes qui vont le faire. Moi, ça m’amuse d’aller dans n’importe quels endroits. Parcontre, honnêtement, pour m’amuser, c’est pas forcément dans les endroits les plus classes parce qu’il faut donner bcp d’énergie pour décoincer tout le monde. Tu le fais pdt une année, pdt deux ans puis après tu fatigues un petit peu. Parce que c’est toi qui doit aller vers les gens. Des gens hyper beaux avec des paillettes mais t’as pas forcément le même retour de leur part ; mais y a des choses à changer, il faut perturber les gens. »[19] Perturber les habitués, bousculer les habitus, chambouler les codes de bonne conduite et de bienséance, ne pas attendre que l’on vienne vers vous, engager la conversation sur une plaisanterie, des attitudes étonnantes pour une jeune femme de 29 ans… Sophia aime déranger et étonner : mais cela demande une mobilisation générale de sa personne et elle n’a pas toujours l’énergie nécessaire pour assumer ce rôle de « trouble-fête positif ».

Par ailleurs, Sophia reconnaît qu’elle retire du plaisir à faire partie quelques heures du groupe privilégié qui pénètre l’espace sacré du carré VIP, elle n’est pas indifférente à l’augmentation de son capital symbolique au contact de ceux qui appartiennent à une classe sociale plus élevée, pénétrer ce type de lieu, cela signifie symboliquement avoir un potentiel suffisant pour y accéder dans le monde diurne, d’où l’importance que revêt cette entrée dans l’enclos de la gloire. Voici la description qu’elle nous en donne :

« Comment tu perçois la deuxième barrière, celle des carrés VIP ?

Bun quand j’y suis, c’est bien [elle rigole]. C’est pas tout le temps mieux que dans la salle, c’est pareil, c’est une question d’ambiance (…) Ça peut être aussi bien à côté. Après c’est bcp plus agréable, c’est une fierté. C’est vrai que c’est un petit coin qui est protégé qui est… Tu sais que c’est des personnes qui sont d’un milieu plus aisé (…) c’est vraiment le lieu où si tu connais personne, t’es à côté, t’as envie d’y aller mais tu rentres pas. En général, on se lâche plus dans un carré VIP. Quand t’y as accédé, c’est bon, tu te dis waouh . »[20]

 

Marco et Patricio sont deux clients plus classiques : ils ne sont jamais sûrs d’entrer mais ils jouent le jeu et tentent leur chance chaque fois qu’ils le peuvent. Ils s’habillent en circonstance, viennent accompagnés par des filles lorsqu’ils le peuvent, prennent un air assuré, retiennent un nom qui leur ouvrira les portes du « paradis ». la principale stratégie, c’est de venir avec des filles : « Faut être avec des filles. Arriver avoir un ratio, on avait fait un petit calcul donc en général, quand t’arrives avec deux filles y a pas de problème, avec une fille ça passe encore mais un mec tout seul, c’est chaud, deux mecs encore plus, trois mecs impossible. »[21]

Il s’agit aussi d’adapter sa tenue vestimentaire aux circonstances :

« Au niveau vestimentaire, tu changes un peu de tes habitudes, quand tu sais que tu vas dans ces soirées ?

Bien sûr, c’est normal, même avec une invitation, tu vas pas te pointer en t-shirt… et encore si le t-shirt est classe et que le reste suit, pourquoi pas. »[22]

Pour éviter de se faire refuser, ces deux garçons, qui sont à la limite de la clientèle acceptable dans ce type de lieu, rusent en permanence : ils persévèrent, reviennent même s’ils ont été refusés la semaine précédente, font la chasse aux cartons d’invitations, étudient leur tenue à l’avance, arrivent le plus tôt possible (avant que la soirée ne batte son plein), font des calculs et des prévisions. L’invitation permet d’éviter le refus du physionomiste, c’est une manière de s’affranchir de son pouvoir. Mais finalement, Marco et Patricio restent tributaires de la boîte, leur liberté de choisir leurs faits et gestes est limité par l’ensemble des attentes générées par l’institution dans son rapport aux clients. Ils n’osent pas jouer la carte de l’originalité parce qu’ils savent qu’ils ne l’assumeront pas pleinement. Intrus sans doute, mais « conventionnés/adaptés » au lieu.


  1. Violence symbolique, capital symbolique, croyances et attentes collectives

 

 

« La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées (…) La croyance dont je parle n’est pas une croyance explicite, posée explicitement comme telle par rapport à la possibilité d’une non-croyance, mais une adhésion immédiate, une soumission doxique aux injonctions du monde qui est obtenue lorsque les structures mentales de celui à qui s’adresse l’injonction sont en accord avec les structures engagées dans l’injonction qui lui est adressée (…) Ce capital symbolique est commun à tous les membres d’un groupe. Du fait qu’il est un être perçu, qui existe dans la relation entre des propriétés, détenues par des agents, et des catégories de perception (haut/bas, masculin/féminin, grand/ petit, etc…) qui, en tant que telles, constituent et construisent des catégories sociales (ceux d’en haut/ ceux d’en bas, les hommes/les femmes, les grands/ les petits) fondées sur l’union (l’alliance, la commensalité, le mariage) et la séparation (le tabou du contact, de la mésalliance, etc.), il est attaché à des groupes – ou à des noms de groupes, familles, clans, tribus – et il est à la fois l’instrument et l’enjeu de stratégies collectives visant à le conserver ou à l’augmenter et de stratégies individuelles visant à l’acquérir ou à le conserver en s’agrégeant aux groupes qui en sont pourvus (…) et en se distinguant des groupes qui en sont peu pourvus ou dépourvus (ethnies stigmatisées). Une des dimensions du capital symbolique, dans les sociétés différenciées, c’est l’identité ethnique, qui, avec le nom, la coloration de la peau, est un percipi, un être perçu, fonctionnant comme un capital symbolique positif ou négatif. »[23]

 

 

 

En conservant les catégories définies ci-dessus par Bourdieu, nous sommes parvenus à extraire de nos observations et de nos entretiens des thèmes récurrents qui permettent d’identifier les stratégies individuelles et collectives des clients à l’entrée des boîtes de nuit :

 

-       Croyances collectives : les acteurs observés sont convaincus qu’il existe des critères de sélection à respecter pour entrer

-       Intégration consciente et inconsciente des codes implicites

-       La phase de préparation : l’attitude, le look à adopter, phase d’adaptation aux règles imposées par la boîte

-       Entrer dans ce type de lieu signifie augmenter ou conserver son capital symbolique : les enjeux diffèrent, certains veulent conforter une position sociale élevée, d’autres souhaitent améliorer une position fragile.

-       D’où la persévérance de ceux qui ne seraient pas automatiquement admis mais qui espèrent en tirer de nombreux avantages et qui sont donc prêts à se présenter à plusieurs reprises pour accéder à un monde auquel ils rêvent d’appartenir.

 

 

1. Violence symbolique : croyances collectives, auto-soumission, violence de l’adaptation, tabou et phobie du contact

 

 La typologie élaborée dans la partie précédente, nous conduit aux conclusions suivantes : les acteurs en présence exerce une violence symbolique ou sont victimes de cette violence symbolique. Le physionomiste, l’organisateur de la soirée qui donne des consignes au personnel de la boîtes, les habitués sont les détenteurs d’une violence symbolique. Le physionomiste a le pouvoir de dire « non » et de juger les personnes qui se présentent à lui en quelques secondes. Les habitués refusent d’attendre et ont une file qui leur est réservée, ils passent devant tout le monde : « A l’entrée, j’attends deux minutes, il me regarde, il me dit «vous êtes combien ? » hop « vous pouvez y aller » alors qu’il y a 40 personnes autour de moi. » L’habitué

Les habitués protègent leur territoire en humiliant à l’occasion ceux qu’ils perçoivent comme des « intrus ». Ils sont réticents à côtoyer ceux qui n’appartiennent pas à leur groupe, nous avons observé sur les lieux les signes révélateurs de la « phobie du contact[24] » ou « tabou du contact [25]». Les habitués se retrouvent autour d’une bouteille fédératrice, la table qu’ils occupent est un espace clos et bien gardé. Gare à celui qui s’y aventure sans y avoir été convié : « Je commence à danser sur la piste de danse. Je n’avais pas mis mon manteau au vestiaire parce que je ne savais pas combien de temps je resterai et que le vestiaire est à 5 euros l’article déposé. Encombrée par ma veste, je décide de la déposer sur un siège libre à proximité d’une table. L’un des « leaders » de la table me rappelle à l’ordre : « il y a un vestiaire pour ça » me dit-il d’un air méprisant. »[26] En effet, j’avais dépassé la limite implicite et j’avais signifié par ce geste que je n’étais à aucune table et même, plus grave que je n’avais peut être voulu économiser les 5 euros pour le vestiaire.

 

De l’autre côté de la barrière, les « intrus » sont ceux qui essayent désespérément de s’introduire dans un espace dont ils sont naturellement exclus. Tous leurs efforts consistent à « briser » la barrière, à forcer cette frontière invisible qui les sépare de ce monde dont il idéalise les contours. Pour ce faire, ils sont prêts à assumer l’attente devant la boîte (qui peut durer plusieurs heures dans le froid ou sous la pluie) : l’attente est à la fois un signe de soumission et de persévérance, soumission aux règles de l’institution nocturne et volonté faire sauter la barrière. Sur la cruauté de l’attente, voici ce que nous a dit Sébastien : « Parfois y en a qui attendent deux heures dehors, ça m’est arrivé de rentrer et de ressortir et de revoir le même mec dehors, c’est affreux, en plus le mec s’enfonce parce qu’en plus il gueule. Et là il aura aucune chance de rentrer. »[27]

            Le physionomiste du « Brasilia » nous explique qu’il est parfois difficile de gérer une foule qui attend depuis deux heures, de refuser des personnes qui ont fait l’effort d’attendre leur tour. L’attente doublée d’un refus, c’est parfois difficile à gérer, les clients peuvent devenir agressifs, ce qui est compréhensible : « Les gens ne se comportent pas à la porte comme ils se comportent à l’intérieur, comme ils se comportent en société normalement très très souvent surtout quand l’enjeu, d’un coup, devient important, quand il y a bcp de monde, qu’il y a la queue jusqu’à la grille, qu’il y a plein de gens qui veulent rentrer, qui veulent pas attendre, qui ont attendu et qui ne peuvent pas entrer pour diverses raisons. »[28]

            Pendant l’attente, les clients sont dans l’expectative du verdict, Sophia décrit l’angoisse qui précède le moment où le physionomiste vous dira « bienvenu » ou «  c’est uniquement sur invitation » : « C’est très stressant. On a l’impression d’être un peu comme deux bouts de viande qui attendent si on va te trouver assez jolie pour rentrer. »

 

2. Augmenter ou conserver son capital symbolique

 

Ceux qui deviennent des habitués appartiennent déjà à un groupe socialement élevé, ils viennent dans ce type de lieu pour conserver leur capital symbolique et conforter leur statut social. Si les autres membres du groupe vous voient dans ce type de lieu, ils ont la confirmation de votre appartenance au cercle fermé des parisiens fortunés et branchés.

Les intrus se rendent dans ce type d’établissement parce qu’ils espèrent en ressortir grandis, ils ont l’impression illusoire qu’en passant une soirée dans une boîte sélective, ils ont touché à leur rêve, celui de parvenir un jour au même niveau de vie et de stature sociale que les habitués. C’est un désir d’ascension sociale qui meut Sophia et Carl de Canada, le désir d’être connu de tous, de se distinguer, d’avoir le choix d’aller dans n’importe quelle boîte : « Moi, je peux très bien aller dans un endroit underground et dans un endroit super beau. » Elle revendique ce choix, ce va-et-vient entre différents milieux et refusent le dictat de la séparation des classes. A mon sens, c’est un personnage en révolte qui se conforme pour mieux transgresser, puisqu’une fois à l’intérieur, une fois que le physionomiste a été séduit, elle utilise pistolets à eau et marshmallows pour décoincer les riches financiers de l’avenue Montaigne et faire sourire les plus conventionnels d’entre eux. Elle a conscience qu’en pénétrant ces lieux et en leur donnant une nouvelle coloration avec l’arme de l’humour, elle augmente son capital symbolique et entre en contact avec des personnes qui s’y refusent en temps normal. Elle se prouve ainsi à elle-même que rien ne lui résiste. Personnalité guerrière, elle refuse de rester « à sa place » et considère que tout est possible. Mais elle n’est pas représentative de la majorité des intrus, elle appartient à une frange minoritaire de cette catégorie.

 

Cependant, malgré l’expérience originale de Sophia ou de Carl, ces derniers ne représentant qu’une minorité, à l’issue de ces observations et des entretiens que nous avons réalisés, on observe une soumission généralisée aux règles de l’institution nocturne. Même les plus « transgressifs » s’adaptent au lieu où ils se rendent et modèrent leurs actes. Quand aux clients « lambda », ils font tout pour ne pas se faire remarquer, pour se fondre dans la masse grâce à une tenue appropriée ou en venant accompagnés par des filles, ils adoptent des stratégies d’adaptation pour ne pas être recalés, pour que le physionomiste ne leur disent pas : « vous n’êtes pas conforme », ce qui veut dire exclu.

Comment les habitués de ces établissements sélectifs perçoivent-ils ceux qui en sont exclus ? Après avoir perçu la souffrance et l’exclusion, le côté irrationnel de certains refus, ils en viennent à la conclusion rassurante : « c’est normal : on est bien obligé de sélectionner on ne peu pas faire entrer tt le monde, tt le monde veut aller dans les mêmes boites. »[29] Ceux qui n’ont pas de problème pour entrer sont émus lorsqu’ils produisent un discours sur la question, en pratique, ils sont indifférents à l’exclusion des « autres », voire même rassurés. Quand à ceux qui essuient les refus, la majorité préfère ne pas insister auprès du physionomiste de peur de faire remarquer et se faire encore plus humilié. C’est donc une soumission générale des règles édictées par les boîtes de nuit sélectives que nous avons observée.

 


III. LES FONCTIONNALITES DE LA SELECTION

 

 

Le physionomiste constitue un personnage emblématique à l’entrée dans la boîte de nuit : il est l’incarnation de l’établissement et son pouvoir de sélection crée un champ social où les rapports sociaux, tout du moins en apparence, sont inversés. C’est un acteur chargé d’ambiguïté. Les clients, quant à eux, comprennent bien le rôle que jouent l’apparence, l’image, la tenue vestimentaire et dès lors déploient différentes stratégies en fonction de leur vécu, de leur origine et de l’idée qu’ils se font du physionomiste. L’entrée des boîtes nuit sélectives à Paris se caractérise donc par une cristallisation des rapports sociaux, où la sélection s’opère par ce qu’il est convenu d’appeler une sociologie spontanée projetée par le physionomiste. Mais quels sont les objectifs, avoués ou non, de cette sélection ? Si la première fonctionnalité de la sélection est d’assurer le bon fonctionnement de l’établissement d’un point de vue purement financier, par le biais d’une hétérogénéité sous contrôle, nous verrons aussi que l’entrée joue aussi un rôle de barrière et de niveau. Enfin, ces rapports sociaux entre acteurs sont la source d’une violence symbolique puissante, génératrice d’une sélection massive qui s’opère bien en amont de l’entrée physique dans la boîte de nuit.

 

A.    Le maintien d’une homogénéité sous contrôle

 

Le rôle de la sélection à l’entrée des établissements est fonctionnel. Il s’agit d’assurer le bon fonctionnement financier de l’établissement par un recrutement sélectif. Pour ce faire, le physionomiste doit donc opérer un tri afin d’assurer un mélange entre qualités économiques et esthétiques de la clientèle. Les boîtes de nuit reproduisent donc les différences sociales entre acteurs mais avec une certaine porosité, ou, plus précisément, une hétérogénéité limitée et sous contrôle.

 

L’entrée en boîte de nuit est stratégique pour tous les acteurs : les clients jouent leur soirée, les physionomistes, endossant le prestige de l’établissement, la réputation de ce dernier. Mais la fonctionnalité première de la sélection, de l’aveu même des acteurs, est avant tout d’assurer la survie et la pérennité de la boîte. Bruno, qui travaille au Croissant, est à cet égard d’une rare franchise. Tout du moins, son rôle au sein du Croissant, lui permet d’avoir un regard assez lucide sur cette première fonctionnalité ; « Un endroit c’est une vitrine, il faut des gens qui payent, ça c’est évident, c’est elles qui vont faire vivre la fête. Puis il faut des gens beaux. C’est l’image. Il faut arriver à trouver un équilibre. » Miron, de la « Maison Bleue » : « L’idéal c’est quelqu’un entre 25 et 35 ans, il faut prendre les beaux, il faut prendre ceux qui arrivent en Ferrari ». On le comprend aisément, la réputation – et donc la réussite - de ces établissements réside dans un double processus. L’établissement se doit d’accueillir une clientèle aisée qui a les moyens de s’amuser et de consommer à des tarifs relativement élevés. Cette clientèle qui est donc prête à dépenser parfois jusqu’à plusieurs milliers d’euros en un soir pour faire la fête est en perpétuelle quête de rareté et de raffinement. « Donc les physios recalent, ça crée un phénomène, on va dire, de demande, de rareté », d’après Sébastien. Or la beauté esthétique de l’établissement et de la clientèle constitue indéniablement le signe d’appartenance à une classe sociale élevée. C’est cette même quête de rareté et de richesse qui conduit les gens, à qui l’on prête des qualités supérieures du fait de leur apparence, à fréquenter ce même type d’établissement.

La sélection à l’entrée ne joue donc pas simplement sur de stricts critères économiques, mais également esthétiques. C’est dans ce sens là qu’il faut interpréter les paroles de Bruno : « il y’a des gens, des filles en Kookaï que tu vas laisser rentrer parce qu’elles le porteront vraiment bien » ainsi que celles de tous les acteurs qui évoquent en termes génériques et vagues le look, l’attitude. Le mieux étant encore de disposer des deux, comme Sébastien, qui n’a jamais essuyé de refus à l’entrée : « On est là pour poser des quilles et dépenser nos thunes » puis, plus loin dans l’entrevue, « Vous devriez mettre une photo de moi dans votre dossier, le mec idéal pour entrer en boite de nuit, blanc, blond, bien rasé, bien habillé, grand ».

Cette ouverture aux personnes jugées comme plus belles que la moyenne constitue une première porosité à l’entrée de la boîte de nuit, qui ne fonctionne donc pas comme un pur lieu d’abstraction, où seule la richesse économique, ne serait-ce qu’en apparence, serait la norme. Une autre porosité, ici encore volontaire, réside dans le choix du physionomiste, qui est majoritairement issu d’un milieu social en deçà de celui de la clientèle qui fréquente les établissements étudiés. En témoignent les parcours des physionomistes rencontrés, lorsque l’information était accessible. En effet, cette décision est stratégique et offre plusieurs avantages qui sont de trois ordres : latitude, régulation des tensions et égalité sublimée. Latitude pour deux raisons : l’agent est porteur de dispositions personnelles et  il intériorise des codes. Dans La vie au guichet, Vincent Dubois détaille avec précision cette dualité de l’acteur ; celel-ci peut être transposée au physionomiste. S’il est investi du prestige de l’établissement et y occupe une fonction précise, il n’en est pas moins homme. C’est ce que Dubois nomme le concept de transsubstantiation : l’agent est porteur de dispositions personnelles. Il est à la fois soumis à des contraintes strictes de sélection mais possède aussi des ressources utiles à la gestion de situations difficiles. Si ces deux corps sont certes sources de tension, comme l’illustre les échanges avec Mehdi, l’agent peut être amené dans certains cas à faire rentrer des gens dont il se sent proche. Ainsi, les postulants à l’entrée des boîtes de nuit qui essuient des refus à répétition finissent-ils dans certains cas par provoquer une empathie chez le physionomiste, qui les laisse entrer. C’est le cas de Marco qui après de multiples rejets à l’entrée du « Hammam » a finit par se faire accepter.

Le deuxième aspect dans le choix du physionomiste est la régulation des tensions. Si les rapports sociaux à l’entrée des établissements se cristallisent, ils génèrent également des tensions entre clients et physionomiste. Or, de l’aveu même de tous les intervenants, tout se passe de manière policée. Tout au plus un client cherchera à discuter avec le physionomiste et les situations de conflits ouverts sont rares et immédiatement prises en charge par les agents de sécurité. Cela tient tant au double corps du physionomiste qu’à la volonté des clients de rester distant vis à vis d’eux. En témoignent les propos de Patricio : « Si tu restes poli mais un peu distant, ça veut dire que toi t’es un client, un consommateur, et lui un employé de la boîte. En fait, chacun a son rôle à jouer. Toi t’es poli, distant donc tu joues bien ton rôle, donc lui en retour il doit bien faire son job, il se souvient de toi la semaine suivante quand tu te pointes à la porte. » De même, pour Sébastien : « Moi, je fais jamais attention à ça, je rentre tout simplement, direct, comme ça, sans regarder personne, je suis vraiment un sale con quelque part mais c’est vrai que c’est une très bonne technique. » cette volonté des clients de rester distant afin de ne pas trop témoigner du pouvoir du physionomiste permet également aux clients d’affirmer sa supériorité. Selon Dubois l’agent « ne doit pas se mettre en situation supérieure avec les clients des classes supérieures, qui aiment bien dominer ». Enfin, outre la latitude et la régulation des tensions, le choix du physionomiste permet également une égalité sublimée. Ainsi l’apparence de l’agent, son physique, sa tenue vestimentaire, son langage ne doit pas témoigner d’une conception trop élitiste de la sélection, même quand celle-ci est avérée. Bruno du « Croissant » : « Il faut pas quelqu’un de trop beau pour pas avoir l’air trop élitiste ». Ou Miron, de la « Maison bleue », qui vient parfois « travailler en jean, mais il faut qu’il ait un petit détail particulier ». Ainsi le choix de la catégorie sociale du physionomiste joue le rôle de gage de l’ouverture de l’établissement sur une clientèle qui quelque soit son statut se donne un minimum la peine d’adopter les codes du milieu dans lequel elle prétend pénétrer.

 

Les établissements, même les plus sélectifs, se caractérisent par leur porosité. Pour qui perçoit et intègre les codes régissant ce monde restreint, il existe donc des opportunités d’y entrer. Il faut toutefois nuancer en précisant que cette hétérogénéité n’est pas involontaire mais au contraire savamment contrôlée et entretenue.

 

B.    La sélection : barrière et niveau

 

Une grande importance a été attachée dans la présente étude à décrire les mécanismes de sélection et à tenter d’en avoir une lecture rationnelle. Si la sélection doit offrir les conditions économiques de la pérennité de l’établissement, sa vocation principale est d’être à la fois barrière et niveau. Nous ferons ici référence au travail d’Edmond Goblot: barrière pour assurer une démarcation de la bourgeoisie et niveau pour gommer les différences. C’est ce nivellement qui permet aux établissements étudiés de remplir leur rôle d’espace de socialisation. Plus précisément, pour reprendre les propos de Michel Pinçon dans Les beaux quartiers, « la condition nécessaire à l’épanouissement, la réalisation des dispositions propres à cette classe ».

 

A l’entrée de la boîte de nuit, la barrière n’est pas seulement physique, elle est aussi symbolique. Afin d’appuyer ce propos sous-jacent aux propos développés dans les deux précédentes parties, nous multiplieront ici les références à La Barrière et le niveau de Goblot, qui, bien que paru en 1925, n’en offre pas moins une grille d’analyse précieuse.

Dans la mesure où une classe n’a pas d’existence officielle ni légale, elle doit se démarquer par son apparence, démarcation nette mais néanmoins franchissable. Ainsi, l’habit joue un rôle primordial, nous l’avons largement détaillé, « nous avons raison de juger les hommes tout habillés, car, dans la vie sociale, leur vêtement fait partie d’eux-mêmes. Si nous les voyions tout nu, nous ne saurions plus ce qu’ils sont. Ils ne seraient plus ce qu’ils sont. » Mais, le fait d’être bien habillé à l’entrée d’une boîte ne suffit pas, comme ont pu le confier les clubbers rencontrés. Encore faut-il se distinguer subtilement et donc être à la mode. Or, « la mode ne peut-être signe de classe que pendant le temps très court où elle n’est ni trop nouvelle, ni trop ancienne ; il faut donc qu’elle évolue sans cesse. Elle est d’abord une barrière, mais une barrière mouvante : tant de gens la franchissent, élargissant l’enceinte en y pénétrant, que la démarcation ne se trouve bientôt plus où il faudrait. Une autre barrière la remplace. [30]» Peut-être faut-il trouver ici une explication, outre l’apparence physique, à l’irrationalité de la sélection. L’habit a en effet un rôle hygiénique, pudique, esthétique mais aussi distinctif. La mode joue donc un rôle dichotomique : affirmer une domination mais aussi une uniformité. Il faut se rendre semblable, tout en se démarquant, tout en étant original. Carl de Canada n’évoque-t-il pas le costume comme habit de référence mais surtout le soin qu’il faut porter à un ou deux détails distinctifs ? Il s’agit d’avoir vu, observé, compris et intériorisé les codes subtils qui régissent la mode. Même Sébastien, qui se targue d’entrer partout, même dans des tenues vestimentaires qui normalement entraîneraient un refus catégorique à l’entrée, a compris qu’il « est distingué de ne pas être élégant [31] ». En cela, sa subversion des codes lui permet de remplir, paradoxalement, les conditions de la distinction. Les physionomistes, à défaut d’avoir baigner depuis leur tendre enfance dans ses codes, n’en sont pas moins, grâce à leur situation professionnelle, des spectateurs privilégiés. Spectateur, mais également juges puisqu’ils se fondent sur l’apparence pour laisser ou non les gens entrer. La fonctionnalité de la sélection est donc d’être une barrière dématérialisée, d’assurer une démarcation entre les classes, de se distinguer des autres, du tout, de la globalité qui confine à l’anonymat par les lieux que l’on fréquente. On ne sort pas dans les établissements les plus sélectifs pour se distinguer, on se distingue par la fréquentation de ces établissements. Erving Goffman explicite ce propos dans La Mise en scène de la vie quotidienne : « [le public attribue] un moi à un personnage représenté, mais cette attribution est  le produit et non la cause d’un spectacle ». La sélection est donc barrière et permet au passage la production d’une nouvelle barrière, qui ne se superpose pas à la première mais qui en étend le champ, entre ceux qui fréquentent le Jet Set, le Cabaret, le Croissant, et les autres.

 

La sélection est barrière mais elle est aussi niveau. Un des traits les plus caractéristiques en est la relative homogénéité de la tenue vestimentaire arborée par les prétendants à l’entrée en boîte de nuit. A quelques exceptions près, tous nos répondants masculins ont confié se présenter en chemise ou t-shirt mais avec une veste de costume. Ce nivellement joue pour Goblot un rôle moteur dans l’organisation sociale : « l’égalité dans la classe est condition de la supériorité de la classe. […] Tout le monde n’entre pas dans les salons bourgeois, mais tous ceux qui y sont admis sont égaux. La bourgeoisie accuse, exagère, souligne, invente au besoin les inégalités qui la font être en la distinguant. Elle nie, sous-estime ou feint d’ignorer celles qui tendraient à la disloquer en établissant des gradations et des sous-classes. Le nivellement est le complément inséparable de la distinction[32] ». Une fois passé le physionomiste, un plateau est atteint, où les inégalités s’estompent afin d’assurer un sentiment de cohésion et de supériorité à la clientèle. C’est ce que Brice considère comme une sélection idéale :« Je pense que l’idéal ce serait d’avoir des gens qui viennent des tous les coins du monde et qui soient comme ça et qui recherchent ce même type de relations sociales ce qui fait que cela fait un fête de gens hétérogènes qui devient homogène. » Toutefois, il faut encore nuancer le propos car au sein de la boîte existe des « espaces VIP ». Si cette barrière dans le niveau est en contradiction avec la théorie de Goblot, il faut y voir une remarquable adaptation à la porosité de la sélection. Sur le même modèle, mais cette fois-ci en accord avec le cadre d’analyse produit dans La Barrière et le niveau, l’existence d’une file d’attente VIP, distincte de l’autre, à l’entrée. Cette entrée est réservée aux « gros clients » évoqués par les physionomistes, c’est à dire ceux qui vont dépenser plusieurs milliers d’euros, ainsi que les initiés, qui ont des relations. Il s’agit là d’une barrière et d’un niveau plus faciles à franchir que l’entrée classique mais réservées aux gens qui ont fait leurs preuves.

La relative homogénéité d’une clientèle d’un établissement, de ses membres serait-on tenter de dire à ce niveau de sélection, à un objectif bien précis. Michel Pinçon l’évoque dans son étude des rallies[33] et des cercles[34]. L’homogénéité est « une condition nécessaire à l’épanouissement, à la réalisation des dispositions propres à ces classes [bourgeoises] et, en même temps, à leur transmission, à leur reproduction ». Ainsi la fréquentation des grands établissements parisiens permet la reconstruction de l’identité, car l’étanchéité relative est en fait sous contrôle. A cet égard, les propos tenus par Bruno sont éloquents : « L’idée c’est que le Croissant c’est un lieu très élégant où les femmes mettent la toilette, tu vois, le vieux terme ! Tu vois de la haute couture, de la couture, les femmes elles ressortent leurs bijoux, elles font ce qu’elles avaient pas fait à Paris depuis quelques années car elles  savaient pas ou les mettre. Et les hommes suivent le tempo et donc du moment ou le ton est donné par la clientèle du restaurant qui est très chic; mais qui peut être aussi très branchée, mais en tout cas elle est bien dans ses baskets et relativement aussi dans son porte monnaie. Donc du moment où tu as ce ton qui est donné dès 20h30, a 23h00 quand le reste de la clientèle va arriver, même quand tu sais que tu vas être un peu en dessous, il faut garder cette idée là. Par respect pour les gens qui sont la, qui ont fait l’effort de s’habiller et même de bien s’habiller, on ne va pas leur imposer des gens en t-shirt ».

 

La sélection est donc une barrière à franchir en ce qu’elle permet à une catégorie d’individus de se démarquer des autres. Elle est aussi niveau car elle atténue les différences entre ceux qui ont franchi avec succès la barrière du physionomiste. Ce dernier a donc pour mission tacite, ce n’est jamais formulé mais inculqué par l’expérience et des ajustements, d’assurer une certaine homogénéité dans la clientèle tout en tolérant une certaine perméabilité. La fonction utilitariste de la sélection est la pérennité et la transmission des comportements propres à la bourgeoisie. Elle permet un entre-soi.

 

 

C.    la violence symbolique : une sélection en amont de l’espace étudié

 

Si le poids des apparences est le moteur d’une sélection qui tend à reproduire avec une acuité particulière les disparités sociales, le lieu physique de l’entrée de la boîte de nuit est lui un terrain privilégié de la cristallisation des rapports sociaux. L’attribution d’une identité aux clients d’après leur apparence et leur démarche conduit à une violence symbolique qui ne serait guère tolérée dans d’autres champs sociaux. En résulte une sélection en amont d’une force rare, qu’il convient donc de mettre en lumière.

 

Le physionomiste se voit conférer le prestige et le pouvoir de l’établissement qu’il représente, à l’image d’un guichetier dans une administration. Mais cette transsubstantiation dichotomique va même au-delà, comme le souligne Dubois. En effet, il représente l’établissement mais aussi la collectivité visée par cet établissement. Le physionomiste d’un grand établissement de la nuit parisienne symbolise donc la bourgeoisie et la reproduction des normes collectives - le poids des apparences et l’importance du statut et de la fortune - révèle l’arbitraire des conventions sociales et la violence de leur application. Bien que contenue, certains clubbers évoquent tout de même le sujet en des termes explicites. « Non mais c’est vrai qu’il y a une ségrégation très violente à l’entrée des boites de nuit » affirme Sébastien. Le terme ségrégation a également son importance, il renvoie à un racisme dont la violence n’est pas seulement symbolique mais également physique. Pinçon touche également cette violence symbolique qui est fait à la personne qui essuie un refus : « ceux qui ne sauraient faire patrie du cercle sont écartés explicitement sur des critères qui condamnent sans appel leur personnalité ». Ceci est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui chacun est jugé responsable de son look et de son apparence. Se voir refuser l’entrée d’un club, c’est donc, plus ou moins consciemment, être rejeté par la classe tout entière qu’on essayait justement de pénétrer. Toutefois un élément important vient imiter la portée dévastatrice de cette violence, celui-là même qui la personnifie : le physionomiste. Etant majoritairement issus de classes sociales moins élevées que la clientèle qu’ils se doivent de trier, ce n’est pas un pair qui prodigue cette violence symbolique. De plus, les termes employés sont génériques : le « non, ça ne vas pas être possible » constitue la norme. La sélection procède donc d’une attribution de l’identité par la physionomiste, qui représente l’établissement mais aussi la collectivité élargie des individus qui le fréquente. En cela, se voir refuser l’entrée c’est subir une violence symbolique, dont il convient de préciser qu’elle n’est tolérée que dans peu d’espaces sociaux.

 

Le fonctionnement et le rôle social des grands établissements parisiens échappent à la plus vaste majorité. Mais pour qui les connaît, il existe une compréhension intuitive de cette violence symbolique. Aussi, si les chances sont maigres de satisfaire aux conditions de la sélection, les individus se prémunissent de cette violence lorsqu’ils y renonçent. En effet, il y aurait là beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner et il existe sûrement des moyens plus sûrs de se démarquer. Si pour un individu qui appartient à une classe favorisée, le refus est anecdotique, la logique est toute différente pour qui tente d’asseoir sa progression sociale. Bruno relativise ainsi la sélection à la porte de l’Etoile : « En préambule je voulais juste te dire un truc, c’est que la sélection à la porte, c’est une erreur dans le sens où le concept que tu définies et l’image que tu véhicules du lieu est déjà une forme de sélection. Donc avant que les gens se présentent devant la porte, y’a déjà eu une présélection qui est très importante ». Plus loin : « en fait il y’a d’abord cette espèce de sélection naturelle qui fait que tu vas pas te pointer à L’Etoile si t’as rien à y faire ou si tu n’y as pas été invité, ça en fait c’est la première ». Bien que difficile à quantifier, cette sélection, qui se fait avant le passage devant le physionomiste, représente sûrement une part très importante dans la sélection.  Les personnes interrogées avaient toutes des stratégies pour entrer. En quelque sorte, elles étaient toutes, par leur parcours, leur situation familiale, leur statut, leur apparence, qualifiables à l’entrée en boîte de nuit. Rares sont ceux qui continuent à tenter leur chance après avoir essuyé plusieurs refus. Et quand elles le font, elles adoptent un mélange de cynisme et d’autodérision  qui les protègent.

L’attribution d’une identité par le physionomiste au client est source de tension et de violence symbolique : un refus signifie que vous appartenez à une classe inférieure. C’est la raison pour laquelle, ne se présente à la porte que ceux qui satisfont un minimum aux conditions d’éligibilité de la sélection. La violence symbolique concerne aussi ceux qui, avant même de se rendre sur place, se perçoivent comme disqualifiés d’avance.

La sélection a plusieurs fonctions. Il s’agit dans un premier temps de faire vivre l’établissement, ce que permet une homogénéité de la clientèle où est toutefois entretenue une hétérogénéité. La sélection constitue symboliquement une barrière et un niveau qui doivent assurer la distinction mais aussi le nivellement qui en est le corollaire. Cela permet d’assurer un entre-soi et une socialisation qui répond aux attentes d’une classe élitiste.

Conclusion

 

Notre travail sur le terrain nous a permis de préciser les modalités des rapports sociaux qui se jouent à l’entrée des boîtes de nuit sélectives de Paris et de vérifier nos hypothèses initiales en les étayant par des exemples vécus. Le champ social étudié, ouvre deux perspectives : deux groupes se distinguent, une clientèle de privilégiés qui accède naturellement à ce type d’établissement et une clientèle « borderline », ces intrus qui ne sont pas sûrs d’entrer mais qui tentent leur chance en élaborant moult stratégies. Au sein de l’espace étudié, les rôles sociaux sont en partie inversés. Le physionomiste, d’origine sociale modeste opère la sélection. Ses fonctions sont entourées d’une relative incertitude, ce qui lui donne un pouvoir d’autant plus grand.

Notre étude met donc en lumière les rapports de pouvoir qui se cristallisent dans un espace borné : les quelques mètres carrés qui séparent le physionomiste et les clients. Cet espace fournit de remarquables exemples de stratégies d’adaptation où le poids des apparences et du capital symbolique jouent – avec une rare intensité – un rôle primordial.

Chargés symboliquement du prestige et de l’autorité de l’établissement qu’ils représentent, les physionomistes évoquent les fonctions sociales du lieu dont ils gardent l’entrée : conserver le capital symbolique de la boîte de nuit, éviter la banalisation de sa clientèle. Cependant, la boîte de nuit huppée ne se résume pas à un simple lieu de reproduction des inégalités sociales, car elle ouvre ses portes à ceux qui en comprennent le fonctionnement, ce qui engendre une perméabilité sociale relative. Mais elle exerce aussi une violence symbolique à distance : certaines personnes n’osent même pas se présenter parce qu’elles « sont sûres de ne pas entrer ». La porte et tout son cérémonial – attroupement de gens bien habillés, de voitures de luxe, de l’équipe (voiturier, portier, physionomiste, organisateur…) – impressionne le novice ou le « paria »[35]  qui ne s’y risque pas. Il s’agit donc bien d’une violence symbolique exercée par l’institution et tout ce qu’elle représente.

Cependant, malgré l’expérience originale de certains clubbers « marginaux », ces derniers, ne représentent qu’une minorité. A l’issue de ces observations et des entretiens que nous avons réalisés, on constate une soumission généralisée aux règles de l’institution nocturne. Même les plus « transgressifs » s’adaptent au lieu où ils se rendent et modèrent constamment leurs actes, ils connaissent la limite à ne pas franchir pour être tolérés ou appréciés par les maîtres du lieu – personnel et clients habitués. Quand aux clients « lambda », ils font tout pour ne pas se faire remarquer, pour se fondre dans la masse grâce à des stratégies d’adaptation pour ne pas être recalés, pour que le physionomiste ne leur disent pas : « vous n’êtes pas conforme », ce qui veut dire exclu. Parmi les « intrus », il arrive que même à l’intérieur, des regards ou des remarques mettent mal à l’aise, leur signifiant qu’ils sont en décalage avec le lieu.

            La violence symbolique s’exerce à distance, à l’entrée et à l’intérieur des établissements sélectifs que nous avons étudiés. Les expériences de « porosité sociale » qui nous ont été rapportées par les personnes interrogées sont extrêmement limitées, elles relèvent encore de l’exception.

 

 

 

 

 

 



[1] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Paris Mosaïque, Calmann-Levy, Paris, 2001, p.275

[2] Comme c’est le cas dans La vie au guichet de Vincent Dubois.

[3] Cf. Pinçon et Pinçon, Paris Mosaïque, Calmann-Lévy, Paris, 2001 et Dans les beaux quartiers

[4] Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Economica, 1999, pp.82-83.

[5] Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, Editions de Minuit, pp.33-34

[6] op.cit. p.37

[7] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 185.

[8] M. Pinçon & Monique Pinçon Charlot, Paris Mosaïque, Paris, Calmann-lévy, 2001, pp. 290-291

[9] M. Pinçon & Monique Pinçon Charlot, Paris Mosaïque, op.cit.

 

[10] Michel et Monique Pinçon, Paris Mosaïque, Calmann Levy, Paris, 2001, p.275

[11] Vincent Dubois, La vie au guichet, op. cit., p.8

[12] Erwing Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, I,  chapitre 1,  « Les représentations », p.29

[13] Extrait entretien Sébastien

[14] Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, op.cit., p.66

[15] Entretien Sébastien

[16] Boîte de nuit lesbienne électro non loin du Pulp

[17] Entretien Carl de Canada

[18] Entretien Sophia, p.1

[19] Ibid., p.4-5

[20] Entretien Sophia

[21] Entretien Marco

[22] Entretien Patricio

 

[23] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil Essais, p.188-189, nous avons souligné les principaux concepts qui ont accompagné notre analyse.

[24] Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, Paris, 1966 pour la traduction française

[25] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, p.189

[26] Extrait de l’observation participante à la « Maison bleue »

[27] Entretien Sébastien

[28] Entretien Brice

[29] Entretien Sébastien

[30] p.49

[31] Ibid, p.55

[32] Ibid, p.11

[33] La transposition de ce cadre d’analyse aux boîtes de nuit n’est pas aisée mais une approche historique du rituel de la fête dans la bourgeoisie tend à prouver que les rallies, bien qu’ils subsistent dans la très grande bourgeoisie et l’aristocratie, se voient remplacés par la fréquentation des établissements étudiés ici.

[34] La fonction des établissements étudiés est semblables aux cercles : « rassembler des élites au-delà des clivages professionnels ».

[35] celui qui n’a pas les moyens de porter du Dior ou du Chanel au pied et au poignet, selon Saïd, portier du « Brasilia »