Sociologie
Conférence de Clara Lévy
« Physionomistes et
clients »
Une analyse des rapports sociaux à
l’entrée des boîtes de nuit
avec la participation de Carl de Canada
Audrey
Bouaziz
Alexis
Descollonges
« La nuit a ses
sectes, ses réseaux, ses tribus. Des rituels comportementaux, des codes
linguistiques hermétiques, des conventions vestimentaires, des manières d’être
coiffé, voire des ornements du corps comme le piercing et les tatouages, qui
rappellent les labrets des Bororo et les peintures faciales des Caduveo,
marquent la distance irrémédiable avec ceux, plus vieux, qui ne sauraient être
affranchis.
Introduction
Notre étude porte sur les rapports sociaux qu’entretiennent les différents acteurs de l’espace géographique étroit que constitue l’entrée des boîtes de nuit. Par « entrée », nous entendons celle située à l’extérieur de l’établissement, c’est à dire la parcelle de trottoir sur laquelle se côtoient les prétendants à l’entrée dans l’établissement : les clients potentiels, et les titulaires du pouvoir de décision : les physionomistes, portiers ou videurs.
Le choix de cet
objet d’étude résulte de quatre constats. Le premier concerne le rôle des physionomistes. Ils sont en
effet des personnages emblématiques d’un espace de sociabilité à part entière
qu’est le monde de la nuit. Ils jouent le rôle d’interface entre l’extérieur et
l’intérieur de l’établissement de nuit. C’est par ailleurs un personnage
énigmatique (très peu de sources d’information sur le métier, personnages de
l’ombre au sens où ils sont peu médiatisés et parfois même, dissimulés au
regard du client). Les contours de la profession sont assez flous (Y-a t’il une
différence de fonction entre videur, portier ou physionomiste d’une boite de
nuit ? Ou bien est-ce les différentes appellations d’une même
fonction ?). Enfin, le personnage du « physio » fait l’objet
d’un certain nombre de préjugés qu’il sera intéressant d’exposer.
Le second constat est relatif à
l’espace géographique choisi. Il nous est apparu intéressant de l’étudier en
tant que lieu de cristallisation des rapports sociaux. En effet, c’est à la
fois un passage obligé pour la plupart des clients des boites de nuit et donc
un espace de rencontre et de discussion, dans l’attente partagée du verdict du
physionomiste. Mais c’est également un lieu où l’apparence extérieure et le
regard d’autrui occupent une place déterminante. Cet espace fonctionne en
quelque sorte comme un amplificateur des codes sociaux et des lignes de partage
entre classes dans la mesure où une hiérarchie s’établit par l’intermédiaire de
la sélection par le physionomiste. Notre rôle = analyser la mise en scène des
rapports sociaux dans cet espace.
Le troisième constat concerne les rapports de force, les discriminations existant à l’entrée des boîtes de nuit. Les campagnes de « testing » lancée par l’association SOS Racisme ont mis en lumière l’existence de critères de sélection raciaux, instaurés par certaines boites de nuit et relayés sur le terrain par les physionomistes. Notre étude ne vise pas à vérifier l’existence de ces comportements discriminatoires dans les lieux choisis, ni à les expliquer, mais à rechercher de quelle manière ils sont ressentis parmi les acteurs.
Nous avons
observé qu’il existe des hiérarchies entre les clients. Dans les établissements
les plus sélectifs, on distingue deux files, la file « normale » et
celle des VIP et de la « guest list ». Cette file est celle des
privilégiés qui n’attendent pas pour entrer, qui ont la sympathie naturelle du
physionomiste et qui n’ont aucun contact avec les « autres ». On peut
la comparer à la file de la classe affaires ou première classe dans les avions.
C’est de ce côté que l’on trouve les « habitués », ceux qui ont une
ou plusieurs bouteilles réservées à leur nom et leur table attitrée. Cette
hiérarchie continue à l’intérieur de la boîte avec un second physionomiste à
l’intérieur : celui qui régit l’accès au carré VIP (La Reine), voire même
une salle à part « réservée » aux habitués et invités de marque,
comme c’est le cas au
« Hammam » ou au « Circus ». Ainsi les boîtes de nuit
construisent leur image de prestige parce qu’elle sont avant d’être un
territoire festif, un lieu fermé, difficile d’accès et qui contient plusieurs
délimitations, d’abord à l’extérieur mais également à l’intérieur. Les rapports
sociaux y sont-ils aussi rigides que dans jour ? Nous établirons des
comparaisons avec des études sociologiques qui traitent de la violence
symbolique qui régit les rapports sociaux dans d’autres espaces-types[2].
Nous verrons alors si les notions de violence symbolique et de domination ont
la même signification dans l’espace des loisirs que représentent les boîtes de
nuit et dans des espaces quotidiens classiques : dans un restaurant, au
bureau, dans le métro… Pour ce faire, nous nous appuierons sur des études de
sociologie urbaine.[3]
Nous
analyserons le refus du physionomiste au client selon une double
perspective : que représente-t-il socialement pour le client ?
Comment est-il vécu par le physionomiste ?
La boîte de
nuit est-elle un lieu qui réussit grâce à sa dimension festive à produire une
certaine mixité sociale en favorisant des rencontres improbables au
quotidien ? Ou bien cet espace est-il au contraire reproducteur d’une
certaine homogénéité sociale soigneusement protégée ?
Compte tenu de ces différents constats, notre étude s’est fixée pour objectif d’analyser quel type de relation peut naître de cette omniprésence du paraître et des rapports de force inhérents à l’espace étudié.
Dans une
première partie, nous étudierons le rôle des physionomistes, leur perception du
processus de sélection ainsi que les critères utilisés.
Dans un
deuxième temps, nous verrons quels sont les différents groupes de clients en
présence et quelles relations ils entretiennent entre eux. De leurs rapports,
nous déduirons une analyse théorique des faits sociaux observés, les concept de
violence symbolique et de capital symbolique sont essentiels pour comprendre ce
qui se joue. En effet, comment la violence symbolique est-elle exercée par les
habitués sur les intrus ? Quels sont les enjeux ? Les uns cherchent à
conserver leur capital symbolique tandis que les autres voudraient l’augmenter.
Enfin, nous verrons le pouvoir des croyances collectives sur les individus
puisqu’elles engendrent une soumission inconsciente des acteurs à toutes les
règles édictées par les institutions nocturnes.
Enfin, dans une
dernière partie, nous analyserons les fonctionnalités de la sélection dans son
ensemble, sans se limiter à un groupe d’acteurs.
Les méthodes
utilisées sont de deux types :
Nous avons tout
d’abord procédé à des observations. Pour cela, nous nous sommes postés, à
l’entrée des boîtes de nuit mais également autour des carrés VIP, au contact de
la clientèle. Nous avons également observé le travail des physionomistes, en
nous plaçant du « bon côté » de la barrière et en dialoguant avec
eux.
Nous avons par
ailleurs effectué des entretiens semi-directifs auprès de trois catégories de
personnes :
-
des
physionomistes
-
des
organisateurs de soirées ou patrons d’établissement de nuit
-
des
« nightclubbers », habitués de la nuit
Pour ce travail
d’enquête nous nous sommes concentrés sur trois lieux, ceux dans lesquels les
physionomistes interviewés travaillent actuellement : la « Maison
bleue », le « Paradise » et le « Brasilia ».
Toutefois, les observations qui ont servies de matériau à cette étude ont
également été effectuées dans d’autres établissements.
1.
Un
rôle d’accueil
Poster devant
l’établissement de nuit, le physionomiste a comme fonction première
d’accueillir les clients. Il est la première personne de la boîte de nuit avec
qui les clients sont en contact. Il représente l’image de l’établissement.
Notre étude révèle que la fonction d’accueil, peu présente à l’esprit des
clients, est en revanche primordiale aux yeux des physionomistes, des
dirigeants d’établissements de nuit ou des organisateurs de soirées.
Comme
l’explique Vincent Dubois dans La vie au guichet [4]
– son étude des rapports sociaux au guichet de deux caisses d’allocations
familiales – le métier de l’accueil, qui ne nécessite pas de formation
particulière, est généralement difficile à définir pour les personnes
extérieures comme par exemple, les autres salariés de l’entreprise. De la même
façon, le physionomiste exerce un travail qui ne s’apprend pas et auquel il est
rarement prédestiné. Les parcours de Miron et Mehdi le confirment. Ils sont
tous les deux arrivés très jeunes dans le monde de la nuit et sont devenus
physionomistes un peu « par hasard », grâce à des connaissances, ou
des amitiés. Pour l’un et l’autre, il s’agit de leur premier poste de
« résident », malgré des expériences dans ce milieu. Ils ont donc eu
accès à ce poste seulement après une période de « probation »:
« Plutôt que de faire appel à une boîte de sécurité et comme il y avait
une confiance mutuelle, il a fait appel à moi » (Miron) ; « Claude
m’a proposé de venir bosser au Paradise. » (Mehdi).
Les physionomistes ont spontanément
évoqué cette fonction d’accueil lors des entretiens bien qu’aucune des
questions ne les y invite. Pour Mehdi, qui appartient à une génération
antérieure à celle de Miron, cette fonction d’accueil semble particulièrement
centrale (le terme d’accueil revient plusieurs fois dans l’entretien). Il
considère l’établissement comme sa propre maison (« chez Mehdi » ; « c’est
comme ma maison ici » ; « on s’embrasse, c’est hyper convivial »), et cela malgré le
fait qu’il insiste, parallèlement, sur l’importance qu’occupe dans sa vie, sa
véritable maison, sa femme et ses enfants. Miron, en revanche, insiste moins
sur cette dimension familiale de l’accueil. Cela tient probablement aux liens
qu’il entretient avec le directeur de l’établissement. En effet, il s’identifie
plus à un employé dans la mesure où il a déjà travaillé pour cette personne
dans un cadre moins indépendant, en tant que chauffeur. Miron semble plus
conscient de son rôle subordonné, de représentation. Bien que son discours
révèle une personnalisation de sa fonction, lorsqu’il rapporte des propos de
clients l’appelant par son prénom, il ne va pas aussi loin que
Mehdi: « les gens viennent spécialement pour me voir car ils
savent que je serai là ». Miron fait preuve d’une certaine lucidité. Il explique
qu’un client peut se montrer très amical avec lui un soir et ne pas lui dire
bonjour le lendemain dans la rue.
Dans un établissement comme le
« Brasilia », l’accueil occupe une importance toute particulière.
Mais Rose admet toutefois que la sélection est indispensable : [en parlant
de la physionomiste] « elle était très belle, très sympa, tout le monde
adorait être accueilli par elle mais elle n’avait pas ce côté filtrage. Or, le
problème qui, je pense, est aussi celui de pleins de lieux, c’est qu’il y a des
moments où on est débordés. »
Le sourire,
fréquemment évoqué par Mehdi au cours de l’entretien, relève également de cette
rhétorique de l’accueil. Cependant, nos observations auprès de Miron et Mehdi
ont révélés qu’il est en fait réservé aux clients habitués et aux amis. En
effet, dans le cadre professionnel, contrairement à celui de l’entretien, les
physionomistes se sont montrés peu souriants et même volontairement austères. A
ce titre, Erving Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne, évoque la « façade
sociale » que l’acteur se sent contraint de maintenir tant elle devient
« une représentation collective » [5].
Le physionomiste se donne une apparence dure, afin d’impressionner les
candidats à l’entrée en boîte, mais plus encore dans le but de maintenir l’image
que l’on se fait d’eux : « une façade sociale donnée tend à
s’institutionnaliser en fonction des attentes stéréotypées et abstraites
qu’elle détermine ».
Il est d’ailleurs tout à fait
révélateur que Mehdi cite Marilyn, connue pour sa dureté vis-à-vis des clients,
lorsqu’on lui demande qu’est ce qu’un bon physio : « Marilyn. Elle
était très carré. Très dure, voire méchante mais c’est un bon physio »
Cependant, notre étude révèle que la fonction d’accueil du physionomiste est minorée, voire niée, par les autres acteurs du monde la nuit. En même temps, ces derniers peinent à leur trouver une fonction alternative. Sébastien, par exemple, se contredit sur sa perception du rôle des physionomistes. Il commence par dire que « le physio a un rôle dominant » en tant que « dernière barrière de la boîte de nuit » et poursuit un peu plus loin en disant: « Pour moi, le physio c’est de la poudre aux yeux, c'est-à-dire, c’est la boîte qui se donne un genre ». De même, Bruno reconnaît l’importance du physionomiste tout en insistant, avant le début de l’entretien, sur la présélection qui s’exerce en amont.
Pour les acteurs sociaux, la fonction du physionomiste paraît donc assez floue, voire artificiel. Par ailleurs, le regard de Saïd sur ce rôle est intéressant. Pour lui, les physios des établissements ultra sélectifs sont surtout là pour repérer où est l’argent : « dans les boîtes huppées, le physio n’est pas chargé de reconnaître les gens. Il regarde seulement deux choses. 1° les chaussures : il faut qu’elles soient de grande marque : Weston ou Berlutti, 2° le poignet : il faut que la montre coûte très cher (Breitling …) tout ce qui importe dans ce genre d’établissement, c’est l’argent ». Enfin, si l’accueil a une réelle signification dans certains établissements, nous avons pu constaté que ce n’était pas le cas dans la majorité des lieux visités. Tous ces éléments vont en fait pousser le physionomiste vers la recherche de la distinction, et de la valorisation de son travail.
2.
Distinction
et valorisation du physionomiste
Le
physionomiste cherche en effet à se distinguer du reste du personnel présent à
l’entrée. Cette distinction passe d’abord par la tenue vestimentaire. Tout
comme les clients, le physionomiste est conscient du poids de l’apparence dans
le rôle qu’il a à jouer chaque soir : il véhicule l’image de
l’établissement : « c’est bien quand t’es physio d’avoir un petit
côté excentrique. Tu dois être la personne qui doit être vue […] Tu es l’image
de la boîte ».
Ensuite, cette distinction apparaît
dans les termes utilisés pour définir les fonctions de chacun. En effet, dans
l’esprit des physionomistes, la distinction entre physio et portier, ou videur,
est évidente. Les physionomistes appliquent d’ailleurs volontiers au portier le
stéréotype du « gros bras » dont le rôle se limite à intervenir en
cas d’altercation avec un client : lors de notre observation au
« Paradise », Mehdi plaisantera avec nous en nous montrant la stature
imposante du portier avec qui il travaille. En outre, les physionomistes
insistent sur le rapport hiérarchique entre physionomiste et portier ; ils
sont ceux qui donnent des consignes aux agents de sécurité. Toutefois, il
convient de souligner, qu’une fois en présence des portiers, Mehdi insistera
sur le travail d’équipe, la bonne entente, suggérant une égalité entre tous les
acteurs qui travaillent à l’entrée.
En
ce qui concerne la valorisation du métier, elle passe par l’affirmation d’une
responsabilité du physionomiste. Nos entretiens ont révélés que les
physionomistes se considéraient comme entièrement responsables du bon
déroulement de la soirée : il faut choisir les bonnes personnes, celles
qui dépensent de l’argent, celles qui mettent de l’ambiance, éviter celles qui
peuvent causer des problèmes et ce choix repose tout entier sur les épaules du
physionomiste. Du fait de sa liberté de choix (Mehdi : « J’ai
carte blanche pour le choix de la clientèle »), le physionomiste assume
la responsabilité de celui-ci. Comme pour asseoir cette idée, la crédibiliser,
Mehdi et Miron évoquent leur patron, à qui ils doivent rendre des comptes.
Mehdi cite son employeur : « Qui es-ce que tu as laissé entrer
Mehdi ? »,
après qu’un client ait causé des problèmes à l’intérieur de la boîte ; de
même, lorsque Miron explique que son patron lui reprocherait de faire entrer
des personnes qui ne correspondent pas à la clientèle de l’établissement :
« Si je lui dit, à la "Maison bleue", je te fais une soirée avec
des gens du 93, il ne va pas être d’accord ».
La valorisation
passe aussi par l’attitude du physionomiste vis-à-vis des clients. Lors de
notre observation aux côtés de Miron, nous avons constaté qu’il
s’efforçait de paraître très occupé, même lorsque la file d’attente devant le
boîte de nuit était de taille moyenne. Il laissait volontairement attendre certains
clients, ne répondait pas à tout le monde, effectuait un va et vient constant
entre les deux files d’attente et semblait parfois faire semblant de ne pas
voir certaines personnes. Cette mise en scène correspond au phénomène de
« réalisation dramatique » décrit par Goffman : « Il y a
des statuts qui conviennent à la dramatisation, puisque certaines des actions
qui contribuent de façon essentielle à l’accomplissement de la tâche requise
par ce statut constituent en même temps des instruments de communication
remarquablement adaptés, qui permettent à l’acteur d’exprimer avec éclat les
qualités et les attributs qu’il revendique. Les rôles de boxeur, de chirurgien,
de violoniste et d’agent de police en sont des exemples. Ces activités
permettent une expression de soi si théâtrale que certains de leurs praticiens
exemplaires deviennent célèbres et sont amenés à occuper une place toute
particulière dans la mythologie entretenue à des fins commerciales.[6] »
Mais cette mise
en scène ne doit pas faire oublier que la responsabilité des physionomistes est
réelle. La dirigeante d’établissement de nuit que nous avons interviewé nous
confirme le caractère « sensible » de ce poste. Par ailleurs, le
pouvoir de décision du physionomiste en fait un personnage particulièrement exposé.
3.
Un
poste sensible
Au Brasilia, Rose explique que la réussite de la soirée dépend entièrement de l’alchimie réalisée à l’entrée. Il faut des gens qui correspondent vraiment au style de l’établissement, c’est pourquoi elle considère que c’est vraiment un « poste sensible ». Je ne peux pas laisser quelqu’un sans expérience s’occuper de l’entrée donc quand la personne est malade, c’est moi qui m’en occupe » « l’idéal en fait, ce serait que ce soit moi qui soit à la porte. Le succès de notre premier restaurant, c’est aussi parce que c’était moi qui faisait l’accueil au départ. Il faut faire comme si on faisait un fête chez soi… Mais bon, ce n’est pas possible, j’ai trop de choses à faire pour pouvoir m’occuper de cela ».
Mais la mise en
scène et la valorisation du travail effectué à la porte s’expliquent aussi par
la difficulté du métier de physionomiste. Celle-ci ne doit pas être
sous-estimée, notamment au regard de la détresse de Mehdi, qui lors de notre
entretien s’est brusquement mis à pleurer après nous avoir expliqué son rythme
de vie : il dort très peu (3 heures par nuit) pour pouvoir rester connecté
avec le « milieu du jour » et s’occuper de ses enfants. Il ne sort
jamais : « je n’ai pas le temps pour eux (les clients) » ; « je
décline toutes les invitations ». Parallèlement, Miron, qui est beaucoup plus
jeune que Mehdi, adopte une hygiène de vie assez stricte : il fait
beaucoup de sport et ne sort quasiment pas en dehors de son travail.
De plus, les physionomistes sont la
cible principale des personnes qui sont refoulés à l’entrée. Comme l’explique
Miron « Physio, tu peux être le mec le plus adoré du monde comme tu
peux être le plus grand fils de…qui puisse exister. C’est toujours pareil, à
partir du moment où tu prends l’initiative de dire non, ben voilà, t’es
l’ennemi public numéro 1 ». A ce titre, ils peuvent être victimes de violences
verbales, mais il leur arrive aussi d’être menacés : « Des gens
qui te menacent […] bien sûr, il y en a souvent » (Miron) ; « c’était
les deux personnes que je refusais tout le temps avec un flingue à la main pour
me mettre un coup de pression. » (Mehdi).
La difficulté du travail peut expliquer la façade dure que les gens adoptent à l’entrée. Pour Rose, « on ne doit pas faire physio trop longtemps car à un moment donné, on prend un masque, on se ferme et ce n’est pas bon. »
Par ailleurs, il
est tout à fait intéressant de noter, qu’en s’intéressant au rôle du
physionomiste, nous nous somme aperçus que la place de la physionomie comme
capacité à reconnaître les personnes est désormais réduite à sa portion
congrue. En effet, cette qualité n’a pas été mentionnée spontanément par les
physionomistes lors de l’entretien, malgré le fait qu’ils expliquaient toujours
en détail leur façon de travailler. Lorsque nous avons demandé à Miron s’il
était physionomiste, il nous a répondu qu’il était « assez ». L’anecdote qu’il a raconté est tout à fait révélatrice de
l’évolution du rôle des physionomistes : un client, reconnu alors qu’il
n’était venu qu’une fois à la « Maison bleue » plusieurs mois
auparavant, était sidéré quand Miron lui indiqua que l’ami qui l’accompagnait à
l’époque était là ce soir. Brice, quant à lui a trouvé la question tellement
incongrue qu’il n’en a pas saisi le sens tout de suite : « Comment
ça ? Est-ce que je reconnais les gens ? […] En général, oui j’espère
(rires) » La quasi disparition de la physionomie comme
qualité indispensable du physio s’explique en fait par l’évolution de son rôle.
Aujourd’hui, le physionomiste n’est plus chargé de reconnaître les gens mais
d’effectuer une sélection. La sélection n’est pas une fin en soi comme
l’explique Brice mais elle est une conséquence inévitable d’une part, de
l’affluence, d’autre part, des impératifs de sécurité et surtout, d’ « un
autre critère qui est peu plus discutable et un plus subjectif, effectivement
c’est un peu l’image et ce que tu veux faire de l’endroit, l’endroit tel qu’il
est tel qu’il est représenté et essayer de maintenir quand même un certain
niveau, je dirais aussi bien culturel que social mais pas dans un sens sélectif
social, maintenir une fête telle que tu as envie de la faire. »
Le processus de sélection peut être vécu de manière différenciée en fonction du physionomiste. Devant une foule de personne, Miron éprouve un réel plaisir à piocher quelques « élus ». Mehdi en revanche vit beaucoup plus difficilement le refus à l’entrée. Ces différences de perception relèvent bien entendu de l’histoire et de la personnalité de chacun des acteurs, cependant notre étude a permis de montrer que ce processus de sélection se caractérise toujours par une « domination symbolique » (Bourdieu) et un paradoxe lié à l’origine sociale des physionomistes interrogés.
1.
Un
pouvoir de sélection « grisant »
De l’aveu de
Miron et de Bruno - qui a remplacé occasionnellement le physionomiste du
« Croissant » - le processus de sélection des clients a quelque chose
de grisant : « T’as une espèce de petit pouvoir. Ça peut très vite
devenir grisant. Il faut s’autorappeler à l’ordre en permanence » (Bruno) ;
« Quand tu as 150, 200 personnes devant la porte, tu as une montée
d’adrénaline, tu es sollicité, t’es content […] C’est un grand kif […] C’est un régal » (Miron). Rose qui
dirige un établissement pourtant moins sélectif que le « Paradise »,
la « Maison bleue » ou le « Croissant » confirme également
cette idée. Elle explique que les physios peuvent facilement « prendre le
melon ». Dès lors, la sélection devient moins objective, l’humeur du
physio peut prendre le pas sur la recherche d’une bonne alchimie.
Dans Raisons
pratiques,
Pierre Bourdieu décrit le fonctionnement de la « domination
symbolique » : « les actes de domination symbolique […]
s’exercent avec la complicité objective des dominés dans la mesure où pour
qu’une telle forme de domination s’instaure, il faut que le dominé applique aux
actes du dominant (et à tout son être) des structures de perception qui soient
les mêmes que celles que le dominant emploie pour produire ces actes.[7] »
D’après nos observations, ce mécanisme s’applique aux rapports entre
physionomistes et clients des boîtes de nuit. En effet, le sentiment de pouvoir
éprouvé par le physionomistes lors de la sélection n’est possible que dans la
mesure où il y a reconnaissance de ce pouvoir par les clients. Concrètement,
cette reconnaissance passe par la célébrité du physionomiste : lors de nos
observations, deux clients reconnaissent Miron alors qu’il travaille
exceptionnellement dans un autre établissement : « Regardes, c’est
le physio de la Maison bleue » Lors de notre entretien avec Miron, il nous
confirme cette célébrité : « Physio, c’est extra. Quand tu sors,
c’est « ah, regardes, lui c’est le physio de… », « viens, prends
une bouteille ». »
Lors de nos observations au
Brasilia, Brice qui travaille habituellement à l’entrée, était très peu
présent. Il est sorti quelques minutes et a expliqué qu’il évitait de sortir
car étant immédiatement reconnu par les clients, il ne pouvait pas être
tranquille. Effectivement, des personnes l’interpellent, lui font signe pour
être reconnus et entrer en priorité.
Cette reconnaissance passe
également par la volonté des clients de lier amitié avec le physionomiste. Même
s’il s’agit d’une démarche intéressée de la part des clients qui souhaitent le
plus souvent s’assurer de rentrer facilement la prochaine fois, cette attitude
conforte le rapport de domination qui s’établit à l’entrée.
Mais, ce rapport de domination et
ce sentiment de pouvoir prend un relief particulier au regard du décalage entre
l’origine sociale des physionomistes et celle des clients qu’il reçoivent.
2. Le
paradoxe lié à l’origine sociale des physionomistes
Bien que nous ne disposions pas d’informations très précises sur l’origine sociale des physionomistes interrogés, nous pouvons sans risque évoquer un décalage entre eux et les clients des établissements dans lesquels ils travaillent. En effet, notre étude porte sur l’entrée d’établissements très sélectifs de Paris, comme le « Paradise » ou la « Maison bleue », situés dans le 8ème arrondissement et dont le prix de l’entrée et des consommations constituent une barrière importante (ex). De plus, nos observations et nos entretiens nous ont permis de situer socialement les clients de ces établissements (voitures de luxe, vêtements de grande marque etc.). Dès lors, il nous a semblé intéressant de souligner l’inversion des rapports sociaux par rapport à ceux qui prévalent dans la vie quotidienne. La liberté du physio dans le choix de la clientèle est certes limitée par les consignes de son patron et la liste des invités auquel il ne peut déroger, mais les physio restent quotidiennement confrontés au refus de clients fortunés. Contrairement aux autres personnes qui travaillent dans la boîte de nuit : barman, serveurs, vestiaire... qui sont dans une logique de service et doivent se contenter de servir les clients, le physionomiste doit certes accueillir, mais surtout sélectionner la clientèle. Comme le dit Bruno en utilisant des termes forts qui témoignent de la violence symbolique du refus, le physio a un « droit de vie ou de mort » sur le client.
Mais cette inversion des polarités demeurent très superficielle comme on peut aisément le deviner. En effet, les physio interrogés travaillent dans des établissements très sélectifs et sont au contact de cette clientèle « haut de gamme », pour reprendre les termes de Miron, mais ils ne pénètrent jamais réellement dans cet univers. Mehdi parle de ses « amis » clients qu’il croise depuis des années mais ses propos soulignent le décalage entre la vie de ces clients, déconnectés de la réalité et des difficultés du quotidien, qui sortent depuis des années, toujours accompagnés par de jeunes et jolies filles, et dépensent beaucoup d’argent. De même, lorsque Miron parle de ses « connaissances » et du fait que ces personnes lui font régulièrement des propositions la nuit et peuvent avoir une attitude très différente le jour.
Nous venons de voir que le processus de sélection peut devenir grisant pour le physionomiste et qu’il y a un décalage entre l’origine sociale du physionomiste et celle des clients qu’il est amené à refuser. Peut on en conclure que le processus de sélection prend la forme d’une revanche sociale ? Aucun indice dans les entretiens et les observations menés ne permet de soutenir cette thèse. En revanche, l’origine sociale des physionomistes peut les pousser à s’identifier aux personnes d’un niveau social équivalent au leur et qui sont souvent les premières victimes de la discrimination à l’entrée des boîtes de nuit sélectives de Paris.
La souffrance de Mehdi lorsqu’ils
refusent des clients est tout à fait révélatrice de cette identification. Pour
lui, le refus est d’autant plus difficile à assumer qu’ils touchent des jeunes
garçons issus, comme lui, de l’immigration : « c’est très dur de
refuser les gens. Chaque fois que je refuse quelqu’un c’est une souffrance,
vraiment, ça me faut de la peine. Je préfèrerais ne pas le faire. »
Les propos de Miron sont plus
ambigus car il semble approuver la sélection, bien qu’elle touche
principalement des jeunes auxquels il pourrait facilement s’identifier : «
Si je lui dit à la « Maison bleue », je te fais une soirée
avec que des gens du 93, il ne va pas être d’accord. C’est beaucoup des
préjugés mais je suis d’accord avec certains. […] On ne peut pas vivre avec cette
mixité. Aujourd’hui, c’est comme si tu me disais, je vais garer ma Ferrari dans
le 93, c’est pas possible. » D’un autre côté, lorsqu’il participe lui-même
à l’organisation d’une soirée, il choisit un lieu moins élitiste et la
clientèle qu’il laisse entrer est beaucoup plus diversifiée. Enfin, sa façon
d’évoquer les jeunes de banlieue qui se présentent à sa porte avec une certaine
dérision laisse penser qu’il se sent relativement proche d’eux.
Nous avons vu que le processus de sélection occupe une place primordiale et qu’il se caractérise par un certain paradoxe mais à ce stade, nous ne savons pas encore quels sont les critères qui président à cette sélection. Il s’agit d’un point crucial car c’est autour de ces critères que se cristallisent les comportements des acteurs, qu’une mise en scène se crée. Pourtant, ces critères sont souvent difficiles à formuler. Outre la censure morale, le politiquement correct, qui peuvent facilement s’instaurer en ce domaine, les physionomistes ont du mal à expliciter les critères tant ils sont intégrés par ces derniers, et acceptés par les clients, comme nous le verrons par le suite.
1.
Le
rôle de l’instinct
Tous les
physionomistes interrogés mentionnent le rôle de l’instinct dans la
sélection :
« C’est plutôt intuitif,
une énergie.
» (Mehdi) ; « C’est vraiment une question de feeling » (Miron) ;
« ça se fait au feeling » (Brice). Ces termes coupent cours à toute
explicitation de critères précis. Pour les physionomistes, ce
« feeling » suffit à évaluer les personnes qui se présentent à
l’entrée : « En dix secondes, j’arrive à savoir qui est la
personne » (Mehdi). L’instinct peut être complété par l’expérience. C’est le cas
de Brice qui a appris à cerner les gens en travaillant dans les bistrots :
« Voir un peu comment les gens se comportent déjà à un comptoir, cela permet
de savoir déjà un petit peu avant quand on les voit à la porte comment ils
risquent de se comporter à l’intérieur ». par ailleurs, ils
admettent rarement pouvoir de tromper sur leurs intuitions : « je ne
me trompe jamais » (Mehdi) ; « dans le jus, je ne me trompe
jamais car tu as le choix » (Miron).
Dans La vie au guichet, Vincent Dubois décrit
parfaitement ce rôle de l’instinct : « Le coup d’œil de la sociologie
spontanée : telle est la principale ressource qui permet aux agents
d’accueil leur ajustement instantané et « naturel » au public.
Interrogés sur la manière dont ils s’adaptent, ils sont souvent bien en peine
de répondre, tant ces ressources en matière de connaissance du social sont
profondément incorporées voire – comme pour les stéréotypes raciaux -
indicibles. »
Mais si les réponses à la question
des critères sélection s’avèrent imprécises, il est toutefois possible de
reconstruire certains de ces critères a posteriori grâce à nos observations et
aux propos tenus par les acteurs sociaux au cours des entretiens lorsque la
question de la sélection était abordée de manière plus indirecte.
2.
La
reconstruction des critères a posteriori
Sans énumérer les critères de sélection, les physionomistes laissent filtrer certaines informations qui convergent toutes vers la même conclusion : c’est le look des clients qui constitue le principal critère de sélection à l’entrée. Dans Paris Mosaïque, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot parlent de « cooptation par le look »[8]. Pour eux, « l’entrée dans les clubs est filtrée par des physionomistes qui ne s’attardent pas au port ou non de la cravate, mais au « look », à ces éléments de l’apparence qui révèlent votre inscription dans l’espace de la nuit. »
Même lorsque la cooptation par le
look est niée pas les acteurs sociaux, nos observations révèlent qu’elle
existe. Ainsi, Mehdi affirme lors de l’entretien que « ce n’est pas une
histoire de look » ; pourtant, lors de nos observations, il reconnaît
être attentif aux vêtements des clients. Il prononce le fameux terme
« fashion » et va jusqu’à citer un modèle précis de basket comme
étant une de ses références. De même, au Brasilia où le look semble être un
critère moins important au premier abord, car des styles vestimentaires très
variés se marient à l’intérieur, la « règle de la cravate » n’en est
pas moins appliquée avec rigueur. En effet, les hommes sont invités à ôter leur
cravate en arrivant et tout récalcitrant se voit refuser à l’entrée. Le but
étant de « correspondre » au style de l’établissement qui se
caractérise par un esprit de fête et une certaine décontraction. Saïd raconte
une anecdote intervenue quelques jours plus tôt : un couple, leur fille et
son fiancé viennent pour fêter l’anniversaire de la jeune fille au Brasilia. Le
père s’offusque quand on lui demande d’enlever sa cravate, refuse de le faire
et finit par partir laissant sa fille et son fiancé dîner en tête à tête.
Enfin, Miron se contredit lors de l’entretien. Il commence par nier l’existence
de critères puis lorsque nous lui demandons si le fait d’être
« fashion » est un critère de sélection, il essaie de
relativiser : « Oui mais ça veut dire quoi être
« fashion » ? […] Des choses peuvent être « fashion »
à un moment donné et plus après. » ; enfin, il reconnaît son
importance : « il faut correspondre à un style, soi-disant
« fashion ». »
En fait, si les physionomistes ont
du mal à identifier un critère même d’ordre général comme le look, c’est parce
que c’est un ensemble de choses qui leur permet de forger leur opinion. Les
vêtements ont bien sûr une importance cruciale mais le visage, le corps de la
personne comptent énormément : « " On est jugé sur pièce […]. Si
votre look et votre tête conviennent, alléluia." Sinon, il ne vous reste
plus qu’à aller voir ailleurs.[9] »
3.
Le
poids de la beauté
L’apparence physique joue un rôle fondamental dans les rapports sociaux à l’entrée des boîtes de nuit. Si l’appréciation du look, l’agressivité supposée, ou le statut social sont difficiles à apprécier, la beauté est un critère relativement stable, universel et sur lequel tout le monde peut adopter un point de vue comme l’explique Jean-François Amadieu dans Le poids des apparences : « Le pays dans lequel nous vivons et le groupe social qui est le nôtre nous transmettent des critères pour distinguer le beau et le laid […]. Ces critères sont déposés en nous dès le plus jeune âge de sorte que le sentiment que nous éprouvons à l’égard de telle ou telle personne prend une force particulière. »
Notre étude confirme ce privilège de la beauté à l’entrée de boîtes de nuit : « L’idéal, c’est quelqu’un entre 25 et 35 ans. Il faut prendre les beaux. Il faut prendre ceux qui arrivent en Ferrari.» (Miron) ; « Il faut des gens beaux » (Bruno) ; « Marilyn disait « ici, on accepte que les beaux et les belles » (Mehdi). Même au Brasilia, où les critères de sélection sont beaucoup plus « souples », Rose, la patronne avoue qu’« il ne faut pas être hypocrite : quelqu’un qui est vraiment beau, on ne va jamais le refuser »
Le physionomiste joue un rôle crucial dans les établissements sélectifs car le fonctionnement de ces lieux reposent sur le choix de la clientèle. Le rôle d’accueil et de représentation de l’établissement est le plus souvent secondaire. Ce primat de la sélection crée inévitablement des tensions à l’entrée des boîtes de nuit ; dès lors, le physionomiste joue un rôle de catalyseur du mécontentement, ce qui l’expose à la violence.
Qui sont les clients qui entrent dans les boites de nuit sélectives ? Appartiennent-ils au même milieu social ? Les critères de sélection, on l’a vu précédemment restent généralement assez flous, le physionomiste travaille instinctivement. Les clients eux-mêmes avouent que c’est une question d’énergie : « Oui, c’est souvent injuste. Un jour je vais pouvoir entrer dans une boîte et un autre jour je vais peut être pas y rentrer. Souvent c’est… Je sais pas je pense que si on a la bonne énergie, on va arriver, ou si on lâche pas l’affaire, des fois faut persister jusqu’à temps qu’il lâche. »
Pourtant, une sélection s’opère et finalement, lorsque l’on pénètre les lieux, une impression d’ensemble se dégage : à la « Maison bleue », la salle est remplie de gens beaux et bien habillés qui boivent du champagne.
Mais ce résultat est difficile à obtenir. Certains lieux qui se définissent comme sélectifs n’ont pas réussi à tenir le pari : la dégradation de la clientèle du « Hammam » a été remarquée par l’ensemble des personnes que nous avons interrogées et confirmée par nos observations sur place. Certains patrons comme les Ghetti sont très critiqués par leurs employés parce qu’ils font passer le gain avant la sélection. Les témoignages de Miron (le physio de la Maison bleue) et de Mehdi (le physio du Paradise) montrent que « pour faire du chiffre » leurs patrons de l’époque ont sacrifié la sélection pour « remplir » la boîte et avoir un nombre assez important de consommateurs lambda.
Miron a travaillé au « Rose Marie » pendant un an, la boite de strip tease de luxe tenue par les Ghetti : « Les patrons du Rose-Marie, les Ghetti, ont une philosophie de la nuit qui ne me convient pas. Ils traitent les gens comme du bétail. Tous les gens qui travaillent avec eux, le pensent. Mais qui ne critique pas son employeur ? Mais pour travailler avec eux, il faut avoir les épaules très larges, même en béton armé. Tu peux pas travailler avec seulement 4 agents de sécurité dans un endroit comme le « Rose Marie ». Il y a une volonté de faire des économies, mais c’est pas raisonnable. » Sébastien, un ancien habitué du « Hammam » fait la même critique : « Oui au début, c’était prenant d’aller dans des endroits select, aujourd’hui j’ai 29 ans, mais qd t’as 18-20 ans, c’est qd même très excitant d’aller dans ces endroits, dans les boîtes de pédé ultra select et au « Hammam » aussi, à une époque rentrer aux « Hammam », c’était vraiment le « all of fame », le « all of glory », t’arrivais, tu rentrais au « Hammam », c’était… C’était une époque où on pouvait croiser Robert De Niro, aujourd’hui on n’y voit plus que les gens du loft, des fausses célébrités. A l’époque y avait un clubbing de fous, aujourd’hui c’est terminé. » A propos de l’évolution de la clientèle au « Hammam », l’analyse des Pinson dans leur ouvrage Paris Mosaïque est parfaitement juste : « L’élite nocturne n’a de cesse de fuir le commun et abandonne les hauts lieux de la nuit dès que leur fréquentation banalisée en dévalue la valeur symbolique. »[10]
Physionomistes et clients s’accordent à dire qu’il est très difficile de maintenir une sélection pointue, de plus en plus, des éléments économiques entrent en jeu et font que pour remplir la boîte, les patrons ne peuvent pas se contenter de laisser entrer « le haut du panier », soit les beaux, les belles, les riches, les originaux… Les lieux festifs, même s’ils sont sélectifs, connaissent une forme de porosité sociale. Comme nous allons le voir dans cette typologie élaborée à partir de nos observations sur le terrain, des entretiens spontanés (non transcrits) et des entretiens que nous avons enregistrés, les profils en présence constituent une palette contrastée.
« Aucune institution, aussi contraignante soit-elle, ne peut obliger à ce que les usages institutionnellement prescrits soient effectivement réalisés, ni empêcher que des usages non prévus se déploient. »[11] En observant les différents types de clients, on se rend compte que l’institution n’a pas les moyens de tout contrôler : certaines personnes, grâce aux stratégies qu’elles déploient, arrivent à forcer la porte de ces établissements alors qu’elles ne correspondent pas aux critères imposés par la boîte. Nous verrons que les clients se construisent un personnage, qu’ils sont continuellement en représentation dans ce type de contexte et qu’ils exagèrent toujours leur position sociale pour se donner une contenance. Dans les entretiens, nous verrons qu’ils se présentent sous leur meilleur jour. Nous avons travaillé à partir de l’analyse d’Erwing Goffman : « On appellera désormais façade la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs. La façade n’est autre que l’appareillage symbolique, utilisé habituellement par l’acteur, à dessein ou non, durant sa représentation. »[12] Nous resterons attentifs à cette mise en scène des acteurs par eux-mêmes, en essayant de comprendre les raisons qui motivent cette attitude et les éléments qui permettent de deviner à travers leurs gestes ce qu’ils ne nous disent pas.
Nous développerons notre analyse à partir de la typologie suivante :
1. Les habitués, ceux qui n’ont aucun doute et aucune angoisse lorsqu’ils se présentent à l’entrée :
2. Les intrus, ceux qui ne sont pas sûrs de rentrer :
- look neutre adapté aux
attentes collectives : Patricio, Marco
1. Les habitués
Les habitués
réservent leur table à l’avance, ils sont sur la guest list, connaissent
l’organisateur de la soirée ou le patron de la boîte, font la bise au
physionomiste en arrivant ; ils viennent tellement souvent qu’ils ont une
ou plusieurs bouteilles en cours de consommation mises de côté à leur nom au
bar. Sûr d’eux, ils connaissent les noms clefs qui leur ouvriront les portes,
et surtout, leur visage est généralement connu du physionomiste. Ils portent
tous les signes extérieurs d’appartenance à une classe sociale aisée : des
vêtements griffés reconnaissables, les derniers modèles de sacs Dior, Chanel ou
Givenchy avec le sigle apparent de la marque, des chaussures de marques
équivalentes.
A partir des
observations que nous avons effectuées à l’intérieur de la « Maison
Bleue », du « Circus » et de la « Reine », à l’entrée,
ainsi qu’aux alentours des carrés VIP à l’intérieur, nous sommes arrivés à la
conclusion suivante : il s’agit d’une clientèle homogène, qui souhaite se montrer dans certains endroits. Le
fait de pouvoir entrer sans problème dans ces lieux fermés leur offre une
confirmation de leur statut social dans la vie quotidienne. Il s’agit, même
dans un contexte festif et nocturne, de continuer à exercer une certaine forme
de pouvoir.
Lorsqu’ils
ressentent qu’une personne est extérieure au profil type, il la méprise
spontanément. Ainsi, lors d’une observation participante, nous avons été
confrontés à une agressivité latente : on vous signifie par des refus, des
gestes ou des regards que vous n’êtes pas « à votre place » et que
vous ne disposez pas des mêmes avantages.
Pour les
habitués, la barrière est inexistante, ils ont conscience de leur pouvoir et
sont convaincus d’être « à leur place », c’est pourquoi ils le
signifient clairement au physionomiste à qui ils ne laissent pas le choix :
« première technique c’est d’arriver comme moi avec mon regard à
l’entrée sur le physio, il même
pas le choix de pas me laisser rentrer. C’est évident que je vais rentrer, de
toute façon, c’est simple, je me suis jamais fait jeter d’une boîte (…) j’ai
jamais eu de problème pour entrer, même dans une boîte de nuit célèbre à
Monac’ ; je peux pas t’expliquer pourquoi, si si sûrement, je sais, c’est
parce que je suis un mec qui présente bien, qui est bien sapé, qui a pas une
gueule de racaille, ça aide vachement. Si, si c’est la vérité. J’ai le physique
du mec de la boîte de la nuit, je suis désolé mais c’est la vérité. Même mal
sapé, je rentrerai mieux qu’une caillera (racaille) en Armani, c’est toujours
pareil c’est même pas vraiment une question de sapes. T’as même pas besoin de
connaître des gens, en réalité pour entrer en boîte de nuit. Quand tu connais
personne et que t’arrives, le premier truc, c’est vraiment uniquement physique.
Il vaut mieux être grand, beau et blanc ou une nana mignonne qu’autre chose :
que gros et laid, c’est vrai c’est ça, c’est exactement ça. Et puis après y a
une question d’argent, tu le vois tout de suite à leurs sapes, à leur manière
d’être, à leur manière de regarder le videur, tu vois tout de suite que dans la
boîte, il vont laisser 10 000 balles sur la table. Les Libanais, les Saoudiens,
ces gens-là, ils rentrent devant tout le monde. Les boîtes de nuit favorisent
les gros clients. »[13] Il existe
donc une discrimination esthétique et économique. Sébastien, que nous avons interrogé,
a conscience de « l’effet de halo » qu’il produit lorsqu’il se
présente devant le physionomiste. Dans Le poids des apparences, Jean-François Amadieu
conceptualise « la prédiction créatrice » : « Non
seulement l’apparence physique suscite des préjugés qui résistent aux faits
objectifs, mais les individus se conforment souvent eux-mêmes à l’image qu’on
se fait d’eux. »[14] Sebastien
est conscient de l’image qu’il véhicule et il assume le rôle de beau jeune
homme élégant, son comportement « sans gênes » confirme son statut.
Il a même osé nous dire, sûr de lui : « C’’est parce que je suis un mec
qui présente bien, qui est bien sapé, qui a pas une gueule de racaille, ça aide
vachement. Si, si c’est la vérité. J’ai le physique du mec de la boîte de la nuit,
je suis désolé mais c’est la vérité (…) Vous devriez mettre une photo de
moi dans votre dossier, le mec idéal pour entrer en boite de nuit, blanc,
blond, bien rasé, bien habillé, grand.
C’est vrai que l’habit, l’allure ça compte vachement, c’est ça qui joue
avt tt et après c’est la race. »[15]
2. Les intrus : marginaux et looks adaptés
Quatre
entretiens nous ont permis de caractériser cette partie de la clientèle :
Carl de Canada, Sophia, Marco et Patricio. Ces derniers sont souvent perçus par
les habitués comme des « intrus ». Parmi eux, il faut distinguer deux
catégories :
- les marginaux ou originaux qui ont une forte personnalité et osent transgresser les codes : Carl de Canada et Sophia
-
A
la limite de la clientèle habituelle : Marco et Patricio qui font tout
pour s’adapter au lieu en travaillant leur look et en déployant des stratégies
classiques (venir avec des filles ou « persévérer »)
Carl de Canada
et Sophia doivent leur entrée à leur look incongru et à leur insolence
naturelle. Ils sont constamment dans la transgression des codes, ils jouent
avec humour la carte du décalage pour débloquer les situations trop
conventionnelles. Avec le physionomiste à l’entrée de la boîte de nuit ou à
l’entrée des carrés VIP, ils se font remarquer et se distinguent de la
« masse ». Ils font partie de ceux qui osent dire ce que tout le
monde pense à voix basse. Sophia sait que si elle veut revenir dans ce type de
lieu, il va falloir sympathiser avec certains habitués, qu’elle doit se faire
remarquer par le physionomiste… La présence de ce type de personnage à
l’intérieur de la boîte devient parfois même nécessaire, les organisateurs de
la soirée savent qu’ils ont besoin de ce type de trouble-fête pour mettre
l’ambiance et faire démarrer la soirée. Les « originaux » ont donc un
rôle à jouer dans la boîte, ils ne sont faussement « hors cadre » et
participent au décor et à l’atmosphère souhaitée. Comme les habitués
naturellement admis dans le cercle, ils se distinguent grâce à un effet de
halo : le tout est de se faire remarquer et d’avoir confiance en ses
qualités : sens de la répartie, charme, beauté, look original.
Carl de Canada
et Sophia sont d’accord sur un point, il faut se distinguer : « Le
mieux, c’est de pouvoir se distinguer. Par exemple, t’as une soirée rose, bah
t’arrives bien sapé avec le dress code de la soirée mais tu arrives avec un
look un peu extravagant, un ou deux trucs rose : jamais tu restes
dehors ! Mais ça, ça prend du temps. Il faut être Caméléon, s’adapter. Tu
sors pas au Pulp[16] en cravate.
Il faut montrer que t’es dans le truc, que t’es au courant de ce qu’il s’y
passe. »[17]
Sophia exprime à sa manière la même idée : « Je pense que moi
déjà, je me sens plus à l’aise quand je suis bien habillée, et du coup je vais
me permettre bun, de baratiner un peu des choses à la porte, utiliser peut être
une petite remarque marrante ou pertinente, même des fois je pense en tant que
fille on peut dire, « oh mais on n’a plus de sous », enfin des
petites choses mais je pense que ça aide d’être habillée, de porter le manteau
de fourrure (…) Et après baratiner, et être différente des autres je pense. Pas
justement essayer d’être mielleuse, demander directement. »[18]
Finalement, les
plus marginaux, ceux qui sont sensés transgresser les habitus, se conforment au
mécanisme global, puisqu’ils acceptent l’exclusion par la sélection et se
conforment au processus de distinction. Même chez ceux qui refusent à première
vue de se plier aux règles, on observe une phase d’adaptation aux signes
extérieurs d’appartenance à une classe « branchée » : « le
manteau de fourrure » mentionnée par Sophia, « la veste en
cuir » exhibée par Carl à son interviewer.
Là où le groupe
des « marginaux » conserve sa particularité, c’est dans le domaine de
la parole : ils ont de l’humour, mènent la conversation avec le
physionomiste, vont vers les autres clients de la boîte. Ils ont une capacité
incroyable à engager une conversation avec un inconnu, provoquant des
situations inhabituelles, des rencontres improbables dans le contexte diurne.
Mais il y a toujours une limite à ce processus : les clients
« habitués » sont souvent méfiants, voire méprisants face à ce type
de requêtes. Sophia avoue même être « soûlée » et
« fatiguée » par ces rencontres où il faut faire des efforts pour
deux : « Moi je pense que je peux un peu briser ça mais y a pas
bcp d’autres personnes qui vont le faire. Moi, ça m’amuse d’aller dans
n’importe quels endroits. Parcontre, honnêtement, pour m’amuser, c’est pas
forcément dans les endroits les plus classes parce qu’il faut donner bcp d’énergie
pour décoincer tout le monde. Tu le fais pdt une année, pdt deux ans puis après
tu fatigues un petit peu. Parce que c’est toi qui doit aller vers les gens. Des
gens hyper beaux avec des paillettes mais t’as pas forcément le même retour de
leur part ; mais y a des choses à changer, il faut perturber les
gens. »[19]
Perturber les habitués, bousculer les habitus, chambouler les codes de bonne
conduite et de bienséance, ne pas attendre que l’on vienne vers vous, engager
la conversation sur une plaisanterie, des attitudes étonnantes pour une jeune
femme de 29 ans… Sophia aime déranger et étonner : mais cela demande une
mobilisation générale de sa personne et elle n’a pas toujours l’énergie
nécessaire pour assumer ce rôle de « trouble-fête positif ».
Par ailleurs, Sophia reconnaît qu’elle retire du plaisir à faire partie quelques heures du groupe privilégié qui pénètre l’espace sacré du carré VIP, elle n’est pas indifférente à l’augmentation de son capital symbolique au contact de ceux qui appartiennent à une classe sociale plus élevée, pénétrer ce type de lieu, cela signifie symboliquement avoir un potentiel suffisant pour y accéder dans le monde diurne, d’où l’importance que revêt cette entrée dans l’enclos de la gloire. Voici la description qu’elle nous en donne :
« Comment tu perçois la deuxième
barrière, celle des carrés VIP ?
Bun quand j’y suis, c’est bien [elle rigole]. C’est pas tout le temps mieux que dans la salle, c’est pareil, c’est une question d’ambiance (…) Ça peut être aussi bien à côté. Après c’est bcp plus agréable, c’est une fierté. C’est vrai que c’est un petit coin qui est protégé qui est… Tu sais que c’est des personnes qui sont d’un milieu plus aisé (…) c’est vraiment le lieu où si tu connais personne, t’es à côté, t’as envie d’y aller mais tu rentres pas. En général, on se lâche plus dans un carré VIP. Quand t’y as accédé, c’est bon, tu te dis waouh . »[20]
Marco et
Patricio sont deux clients plus classiques : ils ne sont jamais sûrs
d’entrer mais ils jouent le jeu et tentent leur chance chaque fois qu’ils le
peuvent. Ils s’habillent en circonstance, viennent accompagnés par des filles
lorsqu’ils le peuvent, prennent un air assuré, retiennent un nom qui leur
ouvrira les portes du « paradis ». la principale stratégie, c’est de
venir avec des filles : « Faut être avec des filles. Arriver avoir un
ratio, on avait fait un petit calcul donc en général, quand t’arrives avec deux
filles y a pas de problème, avec une fille ça passe encore mais un mec tout
seul, c’est chaud, deux mecs encore plus, trois mecs impossible. »[21]
Il s’agit aussi d’adapter sa tenue vestimentaire aux circonstances :
« Au niveau vestimentaire, tu changes un peu de tes habitudes, quand tu sais que tu vas dans ces soirées ?
Bien sûr, c’est normal, même
avec une invitation, tu vas pas te pointer en t-shirt… et encore si le t-shirt
est classe et que le reste suit, pourquoi pas. »[22]
Pour éviter de se faire refuser, ces deux garçons, qui sont à la limite de la clientèle acceptable dans ce type de lieu, rusent en permanence : ils persévèrent, reviennent même s’ils ont été refusés la semaine précédente, font la chasse aux cartons d’invitations, étudient leur tenue à l’avance, arrivent le plus tôt possible (avant que la soirée ne batte son plein), font des calculs et des prévisions. L’invitation permet d’éviter le refus du physionomiste, c’est une manière de s’affranchir de son pouvoir. Mais finalement, Marco et Patricio restent tributaires de la boîte, leur liberté de choisir leurs faits et gestes est limité par l’ensemble des attentes générées par l’institution dans son rapport aux clients. Ils n’osent pas jouer la carte de l’originalité parce qu’ils savent qu’ils ne l’assumeront pas pleinement. Intrus sans doute, mais « conventionnés/adaptés » au lieu.
« La violence symbolique,
c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas
perçues comme telles en s’appuyant sur des « attentes collectives »,
des croyances socialement inculquées (…) La croyance dont je parle
n’est pas une croyance explicite, posée explicitement comme telle par rapport
à la possibilité d’une non-croyance, mais une adhésion immédiate, une soumission
doxique aux injonctions du monde qui est obtenue lorsque les structures
mentales de celui à qui s’adresse l’injonction sont en accord avec les
structures engagées dans l’injonction qui lui est adressée (…) Ce capital
symbolique est commun à tous les membres d’un groupe. Du fait qu’il est
un être perçu, qui existe dans la relation entre des propriétés, détenues par
des agents, et des catégories de perception (haut/bas, masculin/féminin,
grand/ petit, etc…) qui, en tant que telles, constituent et construisent des
catégories sociales (ceux d’en haut/ ceux d’en bas, les hommes/les femmes,
les grands/ les petits) fondées sur l’union (l’alliance, la commensalité, le
mariage) et la séparation (le tabou du contact, de la mésalliance,
etc.), il est attaché à des groupes – ou à des noms de groupes, familles,
clans, tribus – et il est à la fois l’instrument et l’enjeu de stratégies
collectives visant à le conserver ou à l’augmenter et de stratégies
individuelles visant à l’acquérir ou à le conserver en s’agrégeant aux
groupes qui en sont pourvus (…) et en se distinguant des groupes qui en sont peu
pourvus ou dépourvus (ethnies stigmatisées). Une des dimensions du capital
symbolique, dans les sociétés différenciées, c’est l’identité ethnique,
qui, avec le nom, la coloration de la peau, est un percipi, un être perçu,
fonctionnant comme un capital symbolique positif ou négatif. »[23] |
En conservant
les catégories définies ci-dessus par Bourdieu, nous sommes parvenus à extraire
de nos observations et de nos entretiens des thèmes récurrents qui permettent
d’identifier les stratégies individuelles et collectives des clients à l’entrée
des boîtes de nuit :
-
Croyances
collectives : les acteurs observés sont convaincus qu’il existe des
critères de sélection à respecter pour entrer
-
Intégration
consciente et inconsciente des codes implicites
-
La
phase de préparation : l’attitude, le look à adopter, phase d’adaptation
aux règles imposées par la boîte
-
Entrer
dans ce type de lieu signifie augmenter ou conserver son capital
symbolique : les enjeux diffèrent, certains veulent conforter une position
sociale élevée, d’autres souhaitent améliorer une position fragile.
-
D’où
la persévérance de ceux qui ne seraient pas automatiquement admis mais qui
espèrent en tirer de nombreux avantages et qui sont donc prêts à se présenter à
plusieurs reprises pour accéder à un monde auquel ils rêvent d’appartenir.
1. Violence symbolique : croyances collectives,
auto-soumission, violence de l’adaptation, tabou et phobie du contact
La typologie élaborée dans la partie
précédente, nous conduit aux conclusions suivantes : les acteurs en
présence exerce une violence symbolique ou sont victimes de cette violence
symbolique. Le physionomiste, l’organisateur de la soirée qui donne des
consignes au personnel de la boîtes, les habitués sont les détenteurs d’une
violence symbolique. Le physionomiste a le pouvoir de dire « non » et
de juger les personnes qui se présentent à lui en quelques secondes. Les
habitués refusent d’attendre et ont une file qui leur est réservée, ils passent
devant tout le monde : « A l’entrée, j’attends deux minutes, il me
regarde, il me dit «vous êtes combien ? » hop « vous pouvez y
aller » alors qu’il y a 40 personnes autour de moi. » L’habitué
Les habitués
protègent leur territoire en humiliant à l’occasion ceux qu’ils perçoivent
comme des « intrus ». Ils sont réticents à côtoyer ceux qui
n’appartiennent pas à leur groupe, nous avons observé sur les lieux les signes
révélateurs de la « phobie du contact[24] »
ou « tabou du contact [25]».
Les habitués se retrouvent autour d’une bouteille fédératrice, la table qu’ils
occupent est un espace clos et bien gardé. Gare à celui qui s’y aventure sans y
avoir été convié : « Je commence à danser sur la piste de danse.
Je n’avais pas mis mon manteau au vestiaire parce que je ne savais pas combien
de temps je resterai et que le vestiaire est à 5 euros l’article déposé.
Encombrée par ma veste, je décide de la déposer sur un siège libre à proximité
d’une table. L’un des « leaders » de la table me rappelle à
l’ordre : « il y a un vestiaire pour ça » me dit-il d’un air
méprisant. »[26]
En effet, j’avais dépassé la limite implicite et j’avais signifié par ce geste
que je n’étais à aucune table et même, plus grave que je n’avais peut être
voulu économiser les 5 euros pour le vestiaire.
De l’autre côté de la barrière, les « intrus » sont ceux qui essayent désespérément de s’introduire dans un espace dont ils sont naturellement exclus. Tous leurs efforts consistent à « briser » la barrière, à forcer cette frontière invisible qui les sépare de ce monde dont il idéalise les contours. Pour ce faire, ils sont prêts à assumer l’attente devant la boîte (qui peut durer plusieurs heures dans le froid ou sous la pluie) : l’attente est à la fois un signe de soumission et de persévérance, soumission aux règles de l’institution nocturne et volonté faire sauter la barrière. Sur la cruauté de l’attente, voici ce que nous a dit Sébastien : « Parfois y en a qui attendent deux heures dehors, ça m’est arrivé de rentrer et de ressortir et de revoir le même mec dehors, c’est affreux, en plus le mec s’enfonce parce qu’en plus il gueule. Et là il aura aucune chance de rentrer. »[27]
Le physionomiste du « Brasilia » nous explique qu’il est parfois difficile de gérer une foule qui attend depuis deux heures, de refuser des personnes qui ont fait l’effort d’attendre leur tour. L’attente doublée d’un refus, c’est parfois difficile à gérer, les clients peuvent devenir agressifs, ce qui est compréhensible : « Les gens ne se comportent pas à la porte comme ils se comportent à l’intérieur, comme ils se comportent en société normalement très très souvent surtout quand l’enjeu, d’un coup, devient important, quand il y a bcp de monde, qu’il y a la queue jusqu’à la grille, qu’il y a plein de gens qui veulent rentrer, qui veulent pas attendre, qui ont attendu et qui ne peuvent pas entrer pour diverses raisons. »[28]
Pendant l’attente, les clients sont dans l’expectative du verdict, Sophia décrit l’angoisse qui précède le moment où le physionomiste vous dira « bienvenu » ou « c’est uniquement sur invitation » : « C’est très stressant. On a l’impression d’être un peu comme deux bouts de viande qui attendent si on va te trouver assez jolie pour rentrer. »
2. Augmenter ou conserver son capital symbolique
III. LES FONCTIONNALITES DE LA SELECTION
Le physionomiste constitue un personnage emblématique à l’entrée dans la boîte de nuit : il est l’incarnation de l’établissement et son pouvoir de sélection crée un champ social où les rapports sociaux, tout du moins en apparence, sont inversés. C’est un acteur chargé d’ambiguïté. Les clients, quant à eux, comprennent bien le rôle que jouent l’apparence, l’image, la tenue vestimentaire et dès lors déploient différentes stratégies en fonction de leur vécu, de leur origine et de l’idée qu’ils se font du physionomiste. L’entrée des boîtes nuit sélectives à Paris se caractérise donc par une cristallisation des rapports sociaux, où la sélection s’opère par ce qu’il est convenu d’appeler une sociologie spontanée projetée par le physionomiste. Mais quels sont les objectifs, avoués ou non, de cette sélection ? Si la première fonctionnalité de la sélection est d’assurer le bon fonctionnement de l’établissement d’un point de vue purement financier, par le biais d’une hétérogénéité sous contrôle, nous verrons aussi que l’entrée joue aussi un rôle de barrière et de niveau. Enfin, ces rapports sociaux entre acteurs sont la source d’une violence symbolique puissante, génératrice d’une sélection massive qui s’opère bien en amont de l’entrée physique dans la boîte de nuit.
A. Le maintien d’une homogénéité sous contrôle
Le rôle de la
sélection à l’entrée des établissements est fonctionnel. Il s’agit d’assurer le
bon fonctionnement financier de l’établissement par un recrutement sélectif.
Pour ce faire, le physionomiste doit donc opérer un tri afin d’assurer un
mélange entre qualités économiques et esthétiques de la clientèle. Les boîtes
de nuit reproduisent donc les différences sociales entre acteurs mais avec une
certaine porosité, ou, plus précisément, une hétérogénéité limitée et sous
contrôle.
L’entrée en
boîte de nuit est stratégique pour tous les acteurs : les clients jouent
leur soirée, les physionomistes, endossant le prestige de l’établissement, la
réputation de ce dernier. Mais la fonctionnalité première de la sélection, de
l’aveu même des acteurs, est avant tout d’assurer la survie et la pérennité de
la boîte. Bruno, qui travaille au Croissant, est à cet égard d’une rare
franchise. Tout du moins, son rôle au sein du Croissant, lui permet d’avoir un
regard assez lucide sur cette première fonctionnalité ; « Un
endroit c’est une vitrine, il faut des gens qui payent, ça c’est évident, c’est
elles qui vont faire vivre la fête. Puis il faut des gens beaux. C’est l’image.
Il faut arriver à trouver un équilibre. » Miron, de la « Maison
Bleue » : « L’idéal c’est quelqu’un entre 25 et 35 ans, il
faut prendre les beaux, il faut prendre ceux qui arrivent en Ferrari ». On le
comprend aisément, la réputation – et donc la réussite - de ces établissements
réside dans un double processus. L’établissement se doit d’accueillir une
clientèle aisée qui a les moyens de s’amuser et de consommer à des tarifs
relativement élevés. Cette clientèle qui est donc prête à dépenser parfois
jusqu’à plusieurs milliers d’euros en un soir pour faire la fête est en
perpétuelle quête de rareté et de raffinement. « Donc les physios
recalent, ça crée un phénomène, on va dire, de demande, de rareté »,
d’après Sébastien. Or la beauté esthétique de l’établissement et de la
clientèle constitue indéniablement le signe d’appartenance à une classe sociale
élevée. C’est cette même quête de rareté et de richesse qui conduit les gens, à
qui l’on prête des qualités supérieures du fait de leur apparence, à fréquenter
ce même type d’établissement.
La sélection à
l’entrée ne joue donc pas simplement sur de stricts critères économiques, mais
également esthétiques. C’est dans ce sens là qu’il faut interpréter les paroles
de Bruno : « il y’a des gens, des filles en Kookaï que tu vas
laisser rentrer parce qu’elles le porteront vraiment bien » ainsi que celles de
tous les acteurs qui évoquent en termes génériques et vagues le look,
l’attitude. Le mieux étant encore de disposer des deux, comme Sébastien, qui
n’a jamais essuyé de refus à l’entrée : « On est là pour poser des
quilles et dépenser nos thunes » puis, plus loin dans l’entrevue, « Vous
devriez mettre une photo de moi dans votre dossier, le mec idéal pour entrer en
boite de nuit, blanc, blond, bien rasé, bien habillé, grand ».
Cette ouverture
aux personnes jugées comme plus belles que la moyenne constitue une première
porosité à l’entrée de la boîte de nuit, qui ne fonctionne donc pas comme un
pur lieu d’abstraction, où seule la richesse économique, ne serait-ce qu’en
apparence, serait la norme. Une autre porosité, ici encore volontaire, réside
dans le choix du physionomiste, qui est majoritairement issu d’un milieu social
en deçà de celui de la clientèle qui fréquente les établissements étudiés. En
témoignent les parcours des physionomistes rencontrés, lorsque l’information
était accessible. En effet, cette décision est stratégique et offre plusieurs
avantages qui sont de trois ordres : latitude, régulation des tensions et
égalité sublimée. Latitude pour deux raisons : l’agent est porteur de
dispositions personnelles et il
intériorise des codes. Dans La vie au guichet, Vincent Dubois détaille avec
précision cette dualité de l’acteur ; celel-ci peut être transposée au
physionomiste. S’il est investi du prestige de l’établissement et y occupe une
fonction précise, il n’en est pas moins homme. C’est ce que Dubois nomme le
concept de transsubstantiation : l’agent est porteur de dispositions
personnelles. Il est à la fois soumis à des contraintes strictes de sélection
mais possède aussi des ressources utiles à la gestion de situations difficiles.
Si ces deux corps sont certes sources de tension, comme l’illustre les échanges
avec Mehdi, l’agent peut être amené dans certains cas à faire rentrer des gens
dont il se sent proche. Ainsi, les postulants à l’entrée des boîtes de nuit qui
essuient des refus à répétition finissent-ils dans certains cas par provoquer
une empathie chez le physionomiste, qui les laisse entrer. C’est le cas de
Marco qui après de multiples rejets à l’entrée du « Hammam » a finit
par se faire accepter.
Le deuxième
aspect dans le choix du physionomiste est la régulation des tensions. Si les
rapports sociaux à l’entrée des établissements se cristallisent, ils génèrent
également des tensions entre clients et physionomiste. Or, de l’aveu même de
tous les intervenants, tout se passe de manière policée. Tout au plus un client
cherchera à discuter avec le physionomiste et les situations de conflits
ouverts sont rares et immédiatement prises en charge par les agents de
sécurité. Cela tient tant au double corps du physionomiste qu’à la volonté des
clients de rester distant vis à vis d’eux. En témoignent les propos de
Patricio : « Si tu restes poli mais un peu distant, ça veut dire
que toi t’es un client, un consommateur, et lui un employé de la boîte. En
fait, chacun a son rôle à jouer. Toi t’es poli, distant donc tu joues bien ton
rôle, donc lui en retour il doit bien faire son job, il se souvient de toi la
semaine suivante quand tu te pointes à la porte. » De même, pour
Sébastien : « Moi, je fais jamais attention à ça, je rentre tout
simplement, direct, comme ça, sans regarder personne, je suis vraiment un sale
con quelque part mais c’est vrai que c’est une très bonne technique. » cette volonté des
clients de rester distant afin de ne pas trop témoigner du pouvoir du
physionomiste permet également aux clients d’affirmer sa supériorité. Selon
Dubois l’agent « ne doit pas se mettre en situation supérieure avec les
clients des classes supérieures, qui aiment bien dominer ». Enfin, outre
la latitude et la régulation des tensions, le choix du physionomiste permet
également une égalité sublimée. Ainsi l’apparence de l’agent, son physique, sa
tenue vestimentaire, son langage ne doit pas témoigner d’une conception trop
élitiste de la sélection, même quand celle-ci est avérée. Bruno du « Croissant » :
« Il faut pas quelqu’un de trop beau pour pas avoir l’air trop élitiste ». Ou Miron, de la
« Maison bleue », qui vient parfois « travailler en jean, mais il faut qu’il ait
un petit détail particulier ». Ainsi le choix de la catégorie sociale du physionomiste
joue le rôle de gage de l’ouverture de l’établissement sur une clientèle qui
quelque soit son statut se donne un minimum la peine d’adopter les codes du
milieu dans lequel elle prétend pénétrer.
Les
établissements, même les plus sélectifs, se caractérisent par leur porosité.
Pour qui perçoit et intègre les codes régissant ce monde restreint, il existe
donc des opportunités d’y entrer. Il faut toutefois nuancer en précisant que
cette hétérogénéité n’est pas involontaire mais au contraire savamment
contrôlée et entretenue.
B. La sélection : barrière et niveau
Une grande
importance a été attachée dans la présente étude à décrire les mécanismes de
sélection et à tenter d’en avoir une lecture rationnelle. Si la sélection doit
offrir les conditions économiques de la pérennité de l’établissement, sa
vocation principale est d’être à la fois barrière et niveau. Nous ferons ici
référence au travail d’Edmond Goblot: barrière pour assurer une démarcation de
la bourgeoisie et niveau pour gommer les différences. C’est ce nivellement qui
permet aux établissements étudiés de remplir leur rôle d’espace de
socialisation. Plus précisément, pour reprendre les propos de Michel Pinçon
dans Les beaux quartiers, « la condition nécessaire à l’épanouissement, la
réalisation des dispositions propres à cette classe ».
A l’entrée de
la boîte de nuit, la barrière n’est pas seulement physique, elle est aussi
symbolique. Afin d’appuyer ce propos sous-jacent aux propos développés dans les
deux précédentes parties, nous multiplieront ici les références à La
Barrière et le niveau de Goblot, qui, bien que paru en 1925, n’en offre pas
moins une grille d’analyse précieuse.
Dans la mesure
où une classe n’a pas d’existence officielle ni légale, elle doit se démarquer
par son apparence, démarcation nette mais néanmoins franchissable. Ainsi,
l’habit joue un rôle primordial, nous l’avons largement détaillé, « nous
avons raison de juger les hommes tout habillés, car, dans la vie sociale, leur
vêtement fait partie d’eux-mêmes. Si nous les voyions tout nu, nous ne saurions
plus ce qu’ils sont. Ils ne seraient plus ce qu’ils sont. » Mais, le fait
d’être bien habillé à l’entrée d’une boîte ne suffit pas, comme ont pu le
confier les clubbers rencontrés. Encore faut-il se distinguer subtilement et donc
être à la mode. Or, « la mode ne peut-être signe de classe que pendant le
temps très court où elle n’est ni trop nouvelle, ni trop ancienne ; il
faut donc qu’elle évolue sans cesse. Elle est d’abord une barrière, mais une
barrière mouvante : tant de gens la franchissent, élargissant l’enceinte
en y pénétrant, que la démarcation ne se trouve bientôt plus où il faudrait.
Une autre barrière la remplace. [30]»
Peut-être faut-il trouver ici une explication, outre l’apparence physique, à
l’irrationalité de la sélection. L’habit a en effet un rôle hygiénique,
pudique, esthétique mais aussi distinctif. La mode joue donc un rôle
dichotomique : affirmer une domination mais aussi une uniformité. Il faut
se rendre semblable, tout en se démarquant, tout en étant original. Carl de
Canada n’évoque-t-il pas le costume comme habit de référence mais surtout le
soin qu’il faut porter à un ou deux détails distinctifs ? Il s’agit
d’avoir vu, observé, compris et intériorisé les codes subtils qui régissent la
mode. Même Sébastien, qui se targue d’entrer partout, même dans des tenues
vestimentaires qui normalement entraîneraient un refus catégorique à l’entrée,
a compris qu’il « est distingué de ne pas être élégant [31] ».
En cela, sa subversion des codes lui permet de remplir, paradoxalement, les
conditions de la distinction. Les physionomistes, à défaut d’avoir baigner
depuis leur tendre enfance dans ses codes, n’en sont pas moins, grâce à leur
situation professionnelle, des spectateurs privilégiés. Spectateur, mais
également juges puisqu’ils se fondent sur l’apparence pour laisser ou non les
gens entrer. La fonctionnalité de la sélection est donc d’être une barrière
dématérialisée, d’assurer une démarcation entre les classes, de se distinguer
des autres, du tout, de la globalité qui confine à l’anonymat par les lieux que
l’on fréquente. On ne sort pas dans les établissements les plus sélectifs pour
se distinguer, on se distingue par la fréquentation de ces établissements.
Erving Goffman explicite ce propos dans La Mise en scène de la vie
quotidienne :
« [le public attribue] un moi à un personnage représenté, mais cette
attribution est le produit et non la cause d’un spectacle ». La
sélection est donc barrière et permet au passage la production d’une nouvelle
barrière, qui ne se superpose pas à la première mais qui en étend le champ,
entre ceux qui fréquentent le Jet Set, le Cabaret, le Croissant, et les autres.
La sélection
est barrière mais elle est aussi niveau. Un des traits les plus
caractéristiques en est la relative homogénéité de la tenue vestimentaire
arborée par les prétendants à l’entrée en boîte de nuit. A quelques exceptions
près, tous nos répondants masculins ont confié se présenter en chemise ou
t-shirt mais avec une veste de costume. Ce nivellement joue pour Goblot un rôle
moteur dans l’organisation sociale : « l’égalité dans la classe est
condition de la supériorité de la classe. […] Tout le monde n’entre pas
dans les salons bourgeois, mais tous ceux qui y sont admis sont égaux. La
bourgeoisie accuse, exagère, souligne, invente au besoin les inégalités qui la
font être en la distinguant. Elle nie, sous-estime ou feint d’ignorer celles
qui tendraient à la disloquer en établissant des gradations et des
sous-classes. Le nivellement est le complément inséparable de la distinction[32] ».
Une fois passé le physionomiste, un plateau est atteint, où les inégalités
s’estompent afin d’assurer un sentiment de cohésion et de supériorité à la
clientèle. C’est ce que Brice considère comme une sélection idéale :« Je
pense que l’idéal ce serait d’avoir des gens qui viennent des tous les coins du
monde et qui soient comme ça et qui recherchent ce même type de relations
sociales ce qui fait que cela fait un fête de gens hétérogènes qui devient
homogène. »
Toutefois, il faut encore nuancer le propos car au sein de la boîte existe des
« espaces VIP ». Si cette barrière dans le niveau est en
contradiction avec la théorie de Goblot, il faut y voir une remarquable
adaptation à la porosité de la sélection. Sur le même modèle, mais cette fois-ci
en accord avec le cadre d’analyse produit dans La Barrière et le niveau, l’existence d’une file
d’attente VIP, distincte de l’autre, à l’entrée. Cette entrée est réservée aux
« gros clients » évoqués par les physionomistes, c’est à dire ceux
qui vont dépenser plusieurs milliers d’euros, ainsi que les initiés, qui ont
des relations. Il s’agit là d’une barrière et d’un niveau plus faciles à
franchir que l’entrée classique mais réservées aux gens qui ont fait leurs
preuves.
La relative
homogénéité d’une clientèle d’un établissement, de ses membres serait-on tenter
de dire à ce niveau de sélection, à un objectif bien précis. Michel Pinçon
l’évoque dans son étude des rallies[33]
et des cercles[34].
L’homogénéité est « une condition nécessaire à l’épanouissement, à la
réalisation des dispositions propres à ces classes [bourgeoises] et, en même
temps, à leur transmission, à leur reproduction ». Ainsi la fréquentation
des grands établissements parisiens permet la reconstruction de l’identité, car
l’étanchéité relative est en fait sous contrôle. A cet égard, les propos tenus
par Bruno sont éloquents : « L’idée c’est que le Croissant c’est
un lieu très élégant où les femmes mettent la toilette, tu vois, le vieux
terme ! Tu vois de la haute couture, de la couture, les femmes elles ressortent
leurs bijoux, elles font ce qu’elles avaient pas fait à Paris depuis quelques
années car elles savaient pas ou
les mettre. Et les hommes suivent le tempo et donc du moment ou le ton est
donné par la clientèle du restaurant qui est très chic; mais qui peut être
aussi très branchée, mais en tout cas elle est bien dans ses baskets et
relativement aussi dans son porte monnaie. Donc du moment où tu as ce ton qui
est donné dès 20h30, a 23h00 quand le reste de la clientèle va arriver, même
quand tu sais que tu vas être un peu en dessous, il faut garder cette idée là.
Par respect pour les gens qui sont la, qui ont fait l’effort de s’habiller et
même de bien s’habiller, on ne va pas leur imposer des gens en t-shirt ».
La sélection
est donc une barrière à franchir en ce qu’elle permet à une catégorie
d’individus de se démarquer des autres. Elle est aussi niveau car elle atténue
les différences entre ceux qui ont franchi avec succès la barrière du
physionomiste. Ce dernier a donc pour mission tacite, ce n’est jamais formulé
mais inculqué par l’expérience et des ajustements, d’assurer une certaine
homogénéité dans la clientèle tout en tolérant une certaine perméabilité. La
fonction utilitariste de la sélection est la pérennité et la transmission des
comportements propres à la bourgeoisie. Elle permet un entre-soi.
C. la violence symbolique : une sélection en amont de l’espace étudié
Si le poids des
apparences est le moteur d’une sélection qui tend à reproduire avec une acuité
particulière les disparités sociales, le lieu physique de l’entrée de la boîte
de nuit est lui un terrain privilégié de la cristallisation des rapports
sociaux. L’attribution d’une identité aux clients d’après leur apparence et
leur démarche conduit à une violence symbolique qui ne serait guère tolérée
dans d’autres champs sociaux. En résulte une sélection en amont d’une force
rare, qu’il convient donc de mettre en lumière.
Le
physionomiste se voit conférer le prestige et le pouvoir de l’établissement
qu’il représente, à l’image d’un guichetier dans une administration. Mais cette
transsubstantiation dichotomique va même au-delà, comme le souligne Dubois. En
effet, il représente l’établissement mais aussi la collectivité visée par cet
établissement. Le physionomiste d’un grand établissement de la nuit parisienne
symbolise donc la bourgeoisie et la reproduction des normes collectives - le
poids des apparences et l’importance du statut et de la fortune - révèle
l’arbitraire des conventions sociales et la violence de leur application. Bien
que contenue, certains clubbers évoquent tout de même le sujet en des termes
explicites. « Non mais c’est vrai qu’il y a une ségrégation très
violente à l’entrée des boites de nuit » affirme Sébastien. Le terme
ségrégation a également son importance, il renvoie à un racisme dont la
violence n’est pas seulement symbolique mais également physique. Pinçon touche
également cette violence symbolique qui est fait à la personne qui essuie un
refus : « ceux qui ne sauraient faire patrie du cercle sont écartés
explicitement sur des critères qui condamnent sans appel leur personnalité ».
Ceci est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui chacun est jugé responsable de son
look et de son apparence. Se voir refuser l’entrée d’un club, c’est donc, plus
ou moins consciemment, être rejeté par la classe tout entière qu’on essayait
justement de pénétrer. Toutefois un élément important vient imiter la portée
dévastatrice de cette violence, celui-là même qui la personnifie : le
physionomiste. Etant majoritairement issus de classes sociales moins élevées
que la clientèle qu’ils se doivent de trier, ce n’est pas un pair qui prodigue
cette violence symbolique. De plus, les termes employés sont génériques :
le « non, ça ne vas pas être possible » constitue la norme. La
sélection procède donc d’une attribution de l’identité par la physionomiste,
qui représente l’établissement mais aussi la collectivité élargie des individus
qui le fréquente. En cela, se voir refuser l’entrée c’est subir une violence
symbolique, dont il convient de préciser qu’elle n’est tolérée que dans peu
d’espaces sociaux.
Le
fonctionnement et le rôle social des grands établissements parisiens échappent
à la plus vaste majorité. Mais pour qui les connaît, il existe une
compréhension intuitive de cette violence symbolique. Aussi, si les chances
sont maigres de satisfaire aux conditions de la sélection, les individus se
prémunissent de cette violence lorsqu’ils y renonçent. En effet, il y aurait là
beaucoup plus à y perdre qu’à y gagner et il existe sûrement des moyens plus sûrs
de se démarquer. Si pour un individu qui appartient à une classe favorisée, le
refus est anecdotique, la logique est toute différente pour qui tente d’asseoir
sa progression sociale. Bruno relativise ainsi la sélection à la porte de
l’Etoile : « En préambule je voulais juste te dire un truc, c’est
que la sélection à la porte, c’est une erreur dans le sens où le concept que tu
définies et l’image que tu véhicules du lieu est déjà une forme de sélection.
Donc avant que les gens se présentent devant la porte, y’a déjà eu une
présélection qui est très importante ». Plus loin : « en fait il y’a
d’abord cette espèce de sélection naturelle qui fait que tu vas pas te pointer
à L’Etoile si t’as rien à y faire ou si tu n’y as pas été invité, ça en fait
c’est la première ». Bien que difficile à quantifier, cette sélection, qui se fait
avant le passage devant le physionomiste, représente sûrement une part très
importante dans la sélection. Les
personnes interrogées avaient toutes des stratégies pour entrer. En quelque sorte,
elles étaient toutes, par leur parcours, leur situation familiale, leur statut,
leur apparence, qualifiables à l’entrée en boîte de nuit. Rares sont ceux qui
continuent à tenter leur chance après avoir essuyé plusieurs refus. Et quand
elles le font, elles adoptent un mélange de cynisme et d’autodérision qui les protègent.
L’attribution d’une identité par le physionomiste au client est source de tension et de violence symbolique : un refus signifie que vous appartenez à une classe inférieure. C’est la raison pour laquelle, ne se présente à la porte que ceux qui satisfont un minimum aux conditions d’éligibilité de la sélection. La violence symbolique concerne aussi ceux qui, avant même de se rendre sur place, se perçoivent comme disqualifiés d’avance.
La sélection a plusieurs fonctions. Il s’agit dans
un premier temps de faire vivre l’établissement, ce que permet une homogénéité
de la clientèle où est toutefois entretenue une hétérogénéité. La sélection
constitue symboliquement une barrière et un niveau qui doivent assurer la
distinction mais aussi le nivellement qui en est le corollaire. Cela permet
d’assurer un entre-soi et une socialisation qui répond aux attentes d’une
classe élitiste.
Conclusion
Notre travail sur le terrain nous a permis de préciser les modalités des rapports sociaux qui se jouent à l’entrée des boîtes de nuit sélectives de Paris et de vérifier nos hypothèses initiales en les étayant par des exemples vécus. Le champ social étudié, ouvre deux perspectives : deux groupes se distinguent, une clientèle de privilégiés qui accède naturellement à ce type d’établissement et une clientèle « borderline », ces intrus qui ne sont pas sûrs d’entrer mais qui tentent leur chance en élaborant moult stratégies. Au sein de l’espace étudié, les rôles sociaux sont en partie inversés. Le physionomiste, d’origine sociale modeste opère la sélection. Ses fonctions sont entourées d’une relative incertitude, ce qui lui donne un pouvoir d’autant plus grand.
Notre étude met
donc en lumière les rapports de pouvoir qui se cristallisent dans un espace
borné : les quelques mètres carrés qui séparent le physionomiste et les
clients. Cet espace fournit de remarquables exemples de stratégies d’adaptation
où le poids des apparences et du capital symbolique jouent – avec une rare
intensité – un rôle primordial.
Chargés
symboliquement du prestige et de l’autorité de l’établissement qu’ils
représentent, les physionomistes évoquent les fonctions sociales du lieu dont
ils gardent l’entrée : conserver le capital symbolique de la boîte de
nuit, éviter la banalisation de sa clientèle. Cependant, la boîte de nuit
huppée ne se résume pas à un simple lieu de reproduction des inégalités
sociales, car elle ouvre ses portes à ceux qui en comprennent le
fonctionnement, ce qui engendre une perméabilité sociale relative. Mais elle
exerce aussi une violence symbolique à distance : certaines personnes
n’osent même pas se présenter parce qu’elles « sont sûres de ne pas
entrer ». La porte et tout son cérémonial – attroupement de gens bien
habillés, de voitures de luxe, de l’équipe (voiturier, portier, physionomiste,
organisateur…) – impressionne le novice ou le « paria »[35] qui ne s’y risque pas. Il s’agit donc
bien d’une violence symbolique exercée par l’institution et tout ce qu’elle
représente.
La violence symbolique
s’exerce à distance, à l’entrée et à l’intérieur des établissements sélectifs
que nous avons étudiés. Les expériences de « porosité sociale » qui
nous ont été rapportées par les personnes interrogées sont extrêmement
limitées, elles relèvent encore de l’exception.
[1] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Paris
Mosaïque, Calmann-Levy,
Paris, 2001, p.275
[2] Comme c’est le cas dans La vie au
guichet de Vincent Dubois.
[3] Cf. Pinçon et Pinçon, Paris Mosaïque, Calmann-Lévy, Paris, 2001 et Dans les beaux quartiers
[4] Vincent Dubois, La vie au guichet.
Relation administrative et traitement de la misère, Economica, 1999, pp.82-83.
[5] Erving Goffman, La mise en scène de la
vie quotidienne, tome 1,
Editions de Minuit, pp.33-34
[6] op.cit. p.37
[7] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, sur
la théorie de l’action,
Paris, Seuil, 1994, p. 185.
[8] M. Pinçon & Monique Pinçon Charlot, Paris
Mosaïque, Paris,
Calmann-lévy, 2001, pp. 290-291
[9] M. Pinçon & Monique Pinçon Charlot, Paris
Mosaïque, op.cit.
[10] Michel et Monique Pinçon, Paris
Mosaïque,
Calmann Levy, Paris, 2001, p.275
[11] Vincent Dubois, La vie
au guichet,
op. cit., p.8
[12] Erwing Goffman, La mise
en scène de la vie quotidienne, I, chapitre
1, « Les représentations », p.29
[13] Extrait entretien Sébastien
[14] Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, op.cit., p.66
[15] Entretien Sébastien
[16] Boîte de nuit lesbienne
électro non loin du Pulp
[17] Entretien Carl de Canada
[18] Entretien Sophia, p.1
[19] Ibid., p.4-5
[20] Entretien Sophia
[21] Entretien Marco
[22] Entretien Patricio
[23] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil Essais, p.188-189, nous avons souligné les principaux concepts qui ont accompagné notre analyse.
[24] Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, Paris, 1966 pour la traduction
française
[25] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, p.189
[26] Extrait de l’observation participante à la
« Maison bleue »
[27] Entretien Sébastien
[28] Entretien Brice
[29] Entretien Sébastien
[30] p.49
[31] Ibid, p.55
[32] Ibid, p.11
[33] La transposition de ce cadre d’analyse aux
boîtes de nuit n’est pas aisée mais une approche historique du rituel de la
fête dans la bourgeoisie tend à prouver que les rallies, bien qu’ils subsistent
dans la très grande bourgeoisie et l’aristocratie, se voient remplacés par la
fréquentation des établissements étudiés ici.
[34] La fonction des établissements étudiés est
semblables aux cercles : « rassembler des élites au-delà des clivages
professionnels ».
[35] celui qui n’a pas les moyens de porter du Dior ou du Chanel au pied et au poignet, selon Saïd, portier du « Brasilia »